Conservateur du Château d’Aigle
Entretien avec Nicolas Isoz
Comment faire comprendre les enjeux actuels du monde de la vigne et du vin tout en mettant en valeur les outils devenus obsolètes de la viticulture? C’est là le principal défi des musées de la vigne et du vin!
Pourquoi construire une forteresse si imposante à Aigle?
Nicolas Isoz: Le Chablais est un point de passage important depuis 3500 ans, mais la région gagne en importance au premier siècle après Jésus-Christ, lorsque l’empereur romain Claude rend carrossable le passage du Grand Saint-Bernard afin de faciliter le soutien logistique des légions lancées à la conquête de la Grande-Bretagne. La route passe par Agaune, qui deviendra Saint-Maurice, où se trouve le péage romain d’entrée dans la province des Gaules, puis traverse le Rhône à Massongex. Elle continue jusqu’à Vevey avant de se diviser en deux voies, l’une conduisant vers Avenches, la capitale de l’Helvétie romaine l’autre sur Lausanne et la Gaule. Avant 1476, nous n’avons pas de sources écrites sur le château d’Aigle. Lorsque Leurs Excellences de Berne s’installent dans le Chablais, ils consolident les murailles afin d’offrir une protection plus efficace contre l’artillerie en plein développement. En 1490, ils érigent une grande tour carrée qui fait face à la cité. C’est un édifice de propagande, une manière d’annoncer qu’il y a un nouveau chef dans le pays.
Comment le château a-t-il évolué de la fin du Moyen-Âge jusqu’à l’époque moderne?
L’arrivée des Gouverneurs bernois, élus pour six ans et qui avaient pour tâche de récolter les impôts ainsi que d’administrer la justice, verra la forteresse perdre un peu de son caractère militaire pour devenir plus habitable. En janvier 1798, le dernier Gouverneur, Beat-Emmanuel de Tscharner, quitte le château pour le Pays d’Enhaut où il tente d’organiser la résistance contre l’envahisseur français. Berne capitule dans la foulée et le magistrat, actif dans le commerce de vin, revient tranquillement rechercher les tonneaux du millésime 1797 qu’il avait achetés. Il n’a pas autant de chance avec son argenterie. Celle-ci lui a été dérobée par un général français, le bien nommé Rapinat. En 1804, le canton de Vaud, qui a besoin d’argent, pousse la ville d’Aigle à acheter le château afin d’y installer un tribunal et une prison. Cette dernière, après avoir été décrite comme «la plus inhumaine et la moins sûre du canton» dans un rapport de 1829, sera modernisée plusieurs fois jusqu’à sa fermeture en 1970.
Comment cette prison si mal famée devint-elle un musée de la vigne et du vin?
L’initiative est partie de la Confrérie du Guillon. Celle-ci rachète une collection d’objets présentés lors de l’Exposition nationale de 1964. Une fondation a été créée sept ans plus tard. Quant au musée lui-même, il a ouvert ses portes en 1975. Le comité scientifique de l’époque s’est beaucoup inspiré du Musée du Vin de Bourgogne à Beaune.
Quel est le but de ce musée?
Au départ, il s’agissait de sauvegarder le patrimoine vitivinicole menacé par la mécanisation et l’industrialisation de la profession. Une grande campagne a été lancée auprès des vignerons vaudois afin de les convaincre de donner, plutôt que de jeter, les outils qu’ils n’utilisaient plus. En parallèle, des pièces ont été achetées, ce qui explique que, bien que le fonds principal soit originaire du canton de Vaud, le musée possède aussi des artefacts de Suisse alémanique, de France, d’Italie, d’Espagne ou d’Allemagne. Une fois le musée de la vigne et du vin inauguré, les efforts se sont tournés vers la création d’un musée de l’étiquette, ouvert en 1996 à la Maison de la Dîme. Au début des années 2000, ces deux entités ont fusionné.
Pour donner le musée actuel?
Pas exactement! Les responsables de la fondation se sont également rendu compte que les musées d’objets, surtout s’ils étaient inspirés d’un modèle créé dans les années 1940, devenaient peu à peu obsolètes. Il a été décidé de changer d’approche afin de créer un musée d’idées, ce qui permet de présenter des concepts – comment faire le vin, comment le déguster, comment en parler – que l’on illustre avec les objets de nos collections et des présentations interactives. En outre, le musée d’Aigle est propriétaire de près de 400000 étiquettes, ce qui en fait sans doute la collection la plus importante au monde, un patrimoine unique que nous mettons en valeur dans des expositions temporaires.
Et maintenant?
Nous avons transformé la muséographie entre 2010 et 2013. Aujourd’hui, nous devons commencer à réfléchir sur les moyens de remettre à jour la muséographie. On estime qu’un musée doit se renouveler tous les dix ans. C’est rarement le cas pour des questions de budget, mais on voit que le monde de la vigne et du vin évolue très vite. Aujourd’hui, les questions relatives aux traitements phytosanitaires, au bio, aux résidus dans le vin et à la thématique environnementale ont pris une importance énorme alors qu’elles étaient à peine évoquées dans le grand public il y a dix ans. On le voit avec les deux initiatives qui seront votées cet été. Elles échauffent les esprits chez les producteurs, mais aussi chez les consommateurs, qui prennent des positions de plus en plus divergentes. Ces thématiques mériteraient d’être beaucoup plus développées dans une institution comme la nôtre. Au vu de la situation économique, difficile d’imaginer une nouvelle réorganisation du Musée de la vigne, du vin et de l’étiquette, mais c’est quelque chose qui doit être envisagé à moyen terme.
Grands événements au Château
Le Musée de la vigne, du vin et de l’étiquette accueille deux événements viticoles d’importance nationale: le Mondial du Chasselas et le Prix Suisse de l’Œnotourisme. Tous deux ont dû s’adapter pour faire face à la pandémie.
Comprendre et expliquer le Chasselas
Après huit ans de croissance ininterrompue, l’édition 2020 a marqué la première baisse du nombre d’échantillons inscrits au Château d’Aigle. Fin juin 2020, plus de 700 Fendant, Gutedel et Chasselas ont toutefois été dégustés par une cinquantaine de jurés suisses et européens. Les lauréats, dont La Braise d’Enfer 2019 des Frères Dubois qui a remporté la catégorie principale, ont été présentés aux professionnels lors d’une cérémonie tenue fin août. Le public a lui été privé de la Fête du Chasselas. En contrepartie, les organisateurs ont intensifié la promotion des résultats dans la presse, créé une formation en ligne sur le Chasselas et lancé une étude sur la perception de leur cépage fétiche auprès des consommateurs de Suisse romande et d’Outre-Sarine. À l’heure de l’impression de cet article, le sort de la Fête 2021 était suspendu à la situation épidémiologique, mais le comité du concours avait bon espoir de pouvoir organiser la dégustation du concours à la fin de la première semaine de juin.
www.mondialduchasselas.com
Œnotourisme au défi de la pandémie
Réceptacle de beaucoup d’espoirs et d’ambitions de la viticulture, l’œnotourisme a subi de plein fouet l’impact des restrictions sanitaires. Le Prix Suisse de l’Œnotourisme et les Rencontres de l’Œnotourisme ont été annulées en 2020, entre autres à cause du décès de l’un de ses fondateurs, Yves Paquier. Prévues initialement à la mi-mars 2021, elles sont désormais agendées à la première semaine de septembre. Les organisateurs viennent d’ailleurs de lancer l’appel à candidatures qui court jusqu’à fin mai. Après avoir sillonné le vignoble romand (Cully en 2017, Féchy en 2018 et Chamoson en 2019), l’événement organisé par Florent Hermann et Yann Stücki a prévu de poser ses valises au Château d’Aigle pour pouvoir, malgré la pandémie, identifier et valoriser les pépites œnotouristiques du vignoble suisse.
www.swissoeno.ch