Vully
LA NOUVELLE VAGUE
Texte: Alexandre Truffer, photos: Hans-Peter Siffert
Représentant à peine 1% du vignoble helvétique, le Vully unifi é s’affirme comme la région la plus innovante de Suisse grâce au talent et au culot d’une nouvelle génération de producteurs.
Parler d’une jeune génération qui brise les codes ancestraux et transforme une appellation endormie en région tendance et novatrice fait partie des procédés narratifs trop souvent utilisés dans les magazines sur les vins. En général, une analyse approfondie de la situation montre que ces jeunes pousses rencontrent une forte opposition, qu’ils sont systématiquement écartés des leviers de décision, que l’aura médiatique qu’ils suscitent provoque plus de jalousie que d’adhésion et qu’au final les évolutions réelles sont amenées par les décisions prises quelques années plus tard par les acteurs dominants. Dans le Vully, toutefois, ce terme de nouvelle vague apparaît adéquat. Revenons quinze ans en arrière. Cette région est séparée en une partie fribourgeoise, plutôt tournée vers les clients bernois et soleurois en villégiature sur les rives du lac de Morat, et une partie vaudoise, intégrée dans le canton lémanique. Les producteurs historiques – Derron, Chervet d’un côté, Gentizon et Matthey de l’autre – proposent des produits de qualité peu connus hors des frontières régionales. Ainsi, cette année-là, l’ouvrage «Connaissance des vins suisses» publié par la promotion viticole consacre une seule phrase au «minuscule» Vully vaudois et survole en une page les spécialités «élégantes» fribourgeoises. Après tout rien d‘anormal, le Vully fusionné n’affiche que 150 hectares de vignes, soit un centième du vignoble helvétique.
Réveil à l’Hôpital
En 2002, un œnologue de 25 ans est engagé par la Bourgeoisie de Morat pour gérer le Cru de l’Hôpital. N’y voyez pas une volonté de modernisation ou du jeunisme, Christian Vessaz était tout simplement le seul candidat. Ce domaine d’une dizaine d’hectares créé au 15e siècle pour financer les soins prodigués aux malades de la ville est une Belle au bois dormant. «En 1905, lors de la division entre commune politique et commune bourgeoisiale, le Vully se trouvait en pleine crise phylloxérique. Les vignes ne valaient plus rien. La commune politique, qui était beaucoup plus forte, a gardé les forêts et les terres qui avaient de la valeur et laissé les vignes à la Bourgeoisie, explique Christian Vessaz. Quand je suis arrivé, il y a avait de gros problèmes de qualité. J’ai débouché 10 000 bouteilles et fait un gros ménage.» Le domaine avait pourtant du potentiel. «Du Traminer et du Pinot Gris avaient été plantés en 1973. Mes prédécesseurs réussissaient déjà de très beaux vins puisque le 1983 a été champion du monde à Ljubljana, qui à l’époque était le seul concours existant.» Le jeune professionnel limite les rendements, développe les spécialités, crée un assemblage rouge. En 2009, il lance la gamme «Terroir» avec un Chasselas de Fichillien. Le millésime 2010 arrive deuxième au Grand Prix du Vin Suisse. En moins de dix ans, le domaine s’est métamorphosé. Travail en biodynamie, commercialisation de toute la production en bouteille, entrée dans la Mémoire des Vins Suisses, «parkérisation» du Pinot Noir de Mur vont de pair avec une médiatisation importante du domaine.
Le Premier a brisé le plafond de verre
Parmi les réussites médiatiques de cette nouvelle vague, citons le Premier de Vessaz et Javet. L’œnologue du Cru de l’Hôpital s’est associé aux frères Etienne et Antoine Javet pour élaborer un assemblage de Gamaret, Malbec et Merlot du millésime 2009. Présenté à la fin de l’automne 2011, ce rouge était vendu cinquante francs la bouteille, soit le double du vin le plus cher de la région à l’époque. La presse a suivi, les restaurants et les clients aussi. Malgré la réussite du concept, les deux caves partenaires n’ont pas réédité l’expérience. Par contre, elles ont intégré dans leur propre gamme – sous les noms Elévation de Fichillien pour le Cru de l’Hôpital et Sans titre pour Javet & Javet – les vins utilisés pour cet assemblage pionnier. «Si nous pouvons vendre des vins à 35 ou 40 francs aujourd’hui, c’est grâce au Premier», explique Etienne Javet. Celui-ci a commencé à vinifier 2000 bouteilles en 2004 à la fin de son CFC. Aujourd’hui, la cave commercialise 30 000 cols, soit l’intégralité des quatre hectares qu’elle travaille. «Dès le début, nous avons misé sur un bon produit, qui soit aussi bien habillé. Nous avons créé une image que nous avons gardée depuis le début, c’est l’avantage d’avoir quelqu’un qui contrôle notre communication», explique l’œnologue qui insiste sur le rôle essentiel de son frère graphiste Antoine.
L’éducation, une priorité
La dynamique actuelle ne doit pas faire oublier que le Vully a toujours été une région viticole. «Ma famille travaille la vigne depuis cent cinquante ans, explique Fabrice Simonet. Mes grands-parents faisaient de la polyculture. Mon père, Eric, a fait partie des premiers œnologues de Suisse. En 1975, parti de zéro, il a vinifié toute la récolte du domaine. Très vite, il a diversifié l’encépagement. Il a planté des spécialités, blanches d’abord, puis des rouges – Syrah, Merlot – dans les années 1990». Le Petit Château, qui travaille neuf hectares de vignes, est aujourd’hui une entreprise familiale pilotée par Fabrice, arrivé en 2010, son frère Stéphane, qui l’a rejoint deux ans plus tard, et sa sœur, Sandrine. «Très souvent, on m’attribue la diversification. En fait, c’est mon père qui a fait ce travail. Ce que j’ai amené, c’est une autre orientation en vinification, plus précise, plus spécifique à chaque cépage. Surtout en ce qui concerne les rouges… Avec mon frère, nous avons aussi amélioré la mécanisation et passé le vignoble en biodynamie.» L’élevage en barrique fait partie de la signature des frères Simonet comme le confirme Fabrice: «à notre avis, un vin rouge doit être élevé, être éduqué. Il ne faut pas le mettre en bouteille tout de suite, mais lui laisser le temps de s’assouplir et de devenir bon.» Cette maîtrise de l’élevage fait aussi partie de la signature de Madeleine Ruedin dont les vins sont élaborés avec des raisins achetés, car elle ne possède pas de vignes. La jeune femme vinifie son Chasselas en amphore, ses rouges en fûts et propose un Riesling-Sylvaner doux issu de cryoextraction. Son CV annonce un diplôme de Changins en 2000, un passage au laboratoire de Châteauneuf, en Valais, une expérience en Afrique du Sud, et dix ans de vinification chez Bernard Cavé, dans le Chablais vaudois. «J’ai commencé à élaborer mes vins en 2009, mais je me suis installée dans le Vully en 2011», explique l’œnologue qui partage son temps entre le Domaine des Marnes où elle est responsable de la vinification et ses propres cuvées.
Château 2.0
Tous les producteurs cités jusqu’ici vendent leur vin vite et à bon prix. Cela ce confirme avec le Château de Praz qui annonce sur son site huit références épuisées sur onze. «2013 a été une année de faible récolte, mais c’est vrai que nos vins sont assez demandés, surtout dans les spécialités», reconnaît Marylène Bovard- Chervet. Celle-ci a repris avec son mari le domaine familial en 2011. «Au niveau familial, la transition n’a pas été facile. Par contre, la clientèle attendait cette évolution et nous a soutenus, malgré beaucoup de changements, dans la vinification comme dans l’habillage.» Un accueil sans doute favorisé par le fait que le Chasselas 2011 du château ait, la même année, terminé troisième du Grand Prix du Vin Suisse et premier blanc suisse à Expovina.
LES VINS DU VULLY
Cette petite région de 150 hectares s’est faite connaître par ses vins, régulièrement primés dans les concours et plébiscités par les critiques. Voici quelques cuvées essentielles dans la création de la réputation de la région.
1. Cru de l’Hôpital Pinot Noir de Mur
Issu d’une sélection parcellaire sur le territoire du village de Mur, ce Pinot racé et élégant illustre le talent de Christian Vessaz. Le premier millésime, 2012, s’est classé en tête de notre dégustation de novembre 2013. Le même à été noté 88 points sur 100 par Stephan Reinardt lors de la dégustation de Pinot Noir suisses du Wine Advocate de janvier 2014.
Prix: 32 francs
2. Domaine Chervet Chasselas
Le millésime 2013 a remporté le titre de Champion du Monde 2014 du Mondial du Chasselas devant près de 500 concurrents. Elégance, finesse et équilibre sont concentrés dans ce blanc vendu moins de dix francs.
Prix: 9.50 francs
3. Domaine Chervet Arzille Blanc
Le millésime 2011 de cet assemblage de Sauvignon Blanc, de Pinot Gris et de Freiburger a remporté la catégorie des assemblages blancs au Grand Prix du Vin Suisse 2013. Le millésime précédent s’était classé quatrième du même concours.
Prix: 19.80 francs
4. Château de Praz Traminer
Niveau concours, le Chasselas du domaine s’est distingué sur les podiums d’Expovina comme du Grand Prix du Vin Suisse. Pourtant, notre coup de coeur va auTraminer, merveille d’équilibre entre vinosité et expression qu’il faut acheter jeune et boire à maturité.
Prix: 21 francs
5. Cave des Marnes Pinot Noir
Encore un excellent rapport qualité-prix pour un rouge fruité, sapide et équilibré. Servi lors de l’intronisation de l’auteur à la Confrérie du Guillon, ce vin donne une idée du potentiel du Pinot dans le Vully.
Prix: 12.70 francs
6. Domaine du Vieux-Moulin Freiburger
Un classique toujours vinifié avec précision qui offre une vision claire du potentiel de ce cépage aromatique à la bouche assez généreuse. Une année de garde lui permet de gagner en harmonie.
Prix: 20 francs
7. Madeleine Ruedin Chasselas Belles Rives
L’élevage en amphore donne du gras et des notes minérales à ce Chasselas d’une remarquable densité. Sapide et frais, cette cuvée rencontre beaucoup de succès en restauration.
Prix: 11.50 francs
8. Javet & Javet Les attachés
Un extrabrut de Pinot Noir qui ravira les amateurs d’effervescents sans concessions. De la tension, de la vivacité et de la finesse dans un habillage épuré et élégant.
Prix: 30 francs
9. Le Petit Château Colline 1789
Fabrice Simonet aime travailler ses rouges en barriques. Ce Gamay élevé en chêne américain offre de la concentration et de la générosité. Un mariage qui lui a valu l’une des rares grandes médailles d’or du Mondial du Gamay 2013.
Prix: 21 francs
10. Cru de l’Hôpital Traminer de Fichillien
Les raisins entiers de ce Gewürztraminer macèrent trois mois dans une barrique pour donner une incomparable vinosité à ce blanc sec. Complexité et puissance caractérisent une création qui force à regarder ce cépage aromatique d’un autre oeil.
Prix: 38 francs
11. Vessaz & Javet Premier
Assemblage de Gamaret, de Malbec et de Merlot passerillé du millésime 2009, ce vin qui n’a été produit qu’une année est signé Etienne Javet et Christian Vessaz. Manifeste politique, autant que prouesse oenologique, il entendait montrer le potentiel de la région à créer et à commercialiser (300 francs le carton de six) des vins haut de gamme.
Prix: épuisé
12. Cave de la Tour Tryptique
Connue pour ses Chasselas, la famille Biolley élabore aussi un assemblage savoureux de Diolinoir, Gamaret et Pinot Noir élevé sous bois. Un rouge généreux et expressif au boisé maîtrisé.
Prix: 17 francs
LES VIGNERONS DU VULLY
Sur les 24 producteurs recensés dans le Vully, une dizaine méritent leur place parmi l’élite du vignoble suisse. C’est cette densité exceptionnelle de très bons producteurs que nous présentons ci-dessous qui fait l’intérêt de cette région encore méconnue.
CRU DE L’HÔPITAL
Ce domaine de dix hectares appartenant à la Bourgeoisie de Morat depuis près de cinq siècles a engagé Christian Vessaz en 2002. Celui-ci a transformé cette vieille dame en locomotive de toute une région. Distingués au Grand Prix du Vin Suisse, sélectionnés à la Mémoire des Vins Suisses, parkerisés, les vins de Christian Vessaz sont très bien représentés sur les cartes des restaurants de la région.
CHÂTEAU DE PRAZ
Ce domaine de 11,5 hectares revendique aussi une histoire d’un demimillénaire. En 2011, Marylène Bovard-Chervet a repris l’entreprise familiale. Associée à son mari, Louis, elle a modernisé le travail des vignes, la vinification et l’habillage des cuvées – rien que des monocépages – du domaine. Leurs spécialités blanches sont aujourd’hui si prisées qu’un système de souscription est à l’étude.
LE PETIT CHÂTEAU
Fabrice Simonet et son frère, Stéphane, se sont fait connaître pour leurs cuvées de prestige vinifiées avec précision et originalité. Gamay en barrique, Diolinoir, Syrah, assemblages de cépages bordelais s’intègrent dans la gamme Maître Barrique. Dynamique et ambitieuse, la jeune génération, désormais rejointe par Sandrine, a pu bâtir sa réussite sur le travail de réencépagement réalisé par les parents, Anni et Eric Simonet.
JAVET & JAVET
Lorsque la famille Javet a décidé de commercialiser ses premières bouteilles, les rôles ont été répartis. Etienne vinifie des crus élégants, frais et tendus tandis qu’Antoine, son frère, a développé une ligne graphique et un habillage parmi les plus aboutis du vignoble suisse. Le reste de la famille, Blandine, Gérard et Véronique, contribue aussi à élaborer ces vins d’esthètes à la quantité limitée.
MADELEINE RUEDIN
Disciple de Bernard Cavé et oenologue de la Cave des Marnes, Madeleine Ruedin vinifie aussi ses propres vins. Les raisins de Chasselas, de Pinot Noir, de Gamay et de Gamaret sont achetés dans le Vully tandis que le Sauvignon provient de Genève. Son expérience de l’élevage en barrique comme en amphore donne naissance à des crus complexes et racés. Côté production, on reste dans le confi dentiel (environ 10 000 bouteilles par an).
DOMAINE CHERVET
Pendant de nombreuses années, Fransiska et Jean-Daniel Chervet se sont partagés entre les domaines du Vully et du Moulinas, dans le sud de la France. Depuis qu’ils ont cédé leur vignes du Languedoc, le couple donne naissance à de grands vins. Ce saut qualitatif a trouvé une résonance immédiate dans les concours où la cave a réussi des résultats spectaculaires ces dernières années.
CAVE DES MARNES
Le domaine de Pierre Gentizon a toujours fait partie des entreprises réputées de la partie vaudoise du Vully. Depuis l’arrivée de Madeleine Ruedin, un seuil a été franchi en ce qui regarde la précision des vinifications. Au vu de la qualité des parcelles exploitées par l’entreprise, le potentiel d’amélioration semble encore conséquent. Les étiquettes et les prix sont par contre restés dans les standards du siècle passé. En clair, une maison à suivre qui propose d’excellents rapports prix-plaisir.
DOMAINE DU VIEUX-MOULIN
Maison historique du Vully, l‘entreprise de la famille Derron est pilotée par Alain et Christophe depuis 2010. A l’image d‘autres caves historiques du Vully, l’entreprise possède un fort ancrage en Suisse alémanique et produit des spécialités blanches que les connaisseurs s’arrachent. Pinot Gris, Freiburger et Traminer sont ainsi disponibles quelques mois par année, et ce, en quantités limitées. A découvrir aussi, les rouges fruités vinifiés avec beaucoup de précision.
CAVES DU CHÂTEAU MONTMAGNY
Créées en février 2014, les Caves du Château Montmagny résultent de la fusion entre deux encavages, celui de Daniel Matthey à Vallamand et celui d’André Loup & Fils. Le premier arrivant à l’âge de la retraite s’est entendu avec Steve, le jeune Loup, qui cherchait à agrandir la petite cave de ses parents. Leur rencontre a donné naissance à une entité qui vinifie quelques 80 000 litres (2/3 des raisins sont achetés à des fournisseurs) par an. Mariage d’expérience et d’ambition, le petit dernier du Vully devrait assez vite se faire un nom.
CAVE DE LA TOUR
Depuis une année, Lionel Biolley a rejoint ses parents Jean-François et Jocelyne qui ont créé le domaine viticole en 1990. Le domaine, qui a commencé avec 1 000 bouteilles de Chasselas, cultive désormais une vingtaine de cépages sur ses cinq hectares. Le Chasselas 2013, classé parmi les meilleurs vins du Mondial du Chasselas, était le premier millésime cultivé selon les principes de Rudolf Steiner. Cette réussite conforte la volonté de la famille de convertir l’intégralité des parcelles en biodynamie.
DOMAINE DE VILLAROSE
Créé en 1953, le Domaine de Villarose a beaucoup évolué depuis sa reprise en 1985 par Alain Besse, le petit-fils du fondateur. Chasselas, Gamay et Pinot Noir ont vu arriver Chardonnay, Sauvignon Blanc, Gamaret, Garanoir, Cabernet et Diolinoir. Traminer et Freiburger seront au programme «dès qu‘une parcelle adéquate sera disponible». Offrant des rapports qualité-prix excellents, le domaine commercialise ses 120 000 bouteilles dans plus de 80 restaurants du Vully et de Suisse alémanique.