VINS DE L’ETNA
CERTAINS L’AIMENT CHAUD!
Texte: Thomas Vaterlaus, photos: Heinz Hebeisen
L’Etna est le vignoble le plus chaud d’Italie. Pas seulement à cause de la lave que la montagne crache en permanence: investisseurs et vignerons obstinés y créent des vins aussi archaïques, sauvages et impétueux que le volcan majestueux à l’ombre duquel ils sont élevés.
Cette matière noire frotte et crisse sous les pieds. Les pierres volcaniques en basalte de Randazzo sont si solides et si râpeuses qu’une courte balade sur la puissante coulée de lave figée a usé mes nouvelles Timberland au point qu’elles semblent avoir cinq ans. La surface rêche de ces cailloux poreux râpe la peau comme du papier de verre. Antonio Minissale, responsable des vignes pour le projet Terrazze dell’Etna, déclare, une poignée de ces pierres noires à la main: «Ces morceaux de lave ont été déposées par le volcan en 1981, le 18 mars 1981 pour être précis.» A l’époque, de puissantes éruptions ont créé un cratère secondaire à 2700 mètres d’altitude, d’où s’est échappée une coulée de lave qui a détruit des forêts, plusieurs vignobles anciens et quelques routes, lors de sa descente dans la vallée de l’Alcantara. Nous contemplons de vigoureux ceps octogénaires et verdoyants de Nerello Mascalese. Soudain, à peine cinq centimètres plus loin, plus rien ne pousse. Rien que des étendues pelées et noirâtres sans vie sur plusieurs centaines de mètres. Derrière cet amas de pierres, la vie reprend ses droits comme si rien ne s’était passé... La coulée de lave s’est frayée un chemin jusqu’au fond de la vallée, à quelques centaines de mètres du centre-ville de Randazzo, détruisant plusieurs maisons avant d’être arrêtée par les eaux du petit fleuve Alcantara. Aucune ville n’est aussi proche de l’Etna que la bourgade viticole de Randazzo. Pourtant celle-ci a été miraculeusement épargnée par les éruptions jusqu’à présent. Pour les croyants, il ne s’agit pas d’un miracle, mais d’une intervention divine, favorisée par la présence de trois imposantes églises dans la vieille ville. Rares sont les bourgades siciliennes qui possèdent une telle concentration de lieux saints...
Des pierres millésimées
En règle générale, les journalistes spécialistes du vin rédigent des louanges euphoriques sur les terroirs et parlent de sols vieux de millions d’années. Aujourd’hui pourtant, je tiens dans ma main, une roche volcanique en basalte millésimée, une pierre dotée d’une date de naissance. Le volcan a craché cette pierre le 18 mars 1981. A l’âge de 33 ans, certains de ces cailloux se parent déjà de tendres lichens. Dans un avenir encore lointain, les premières fleurs, tels que le séneçon de Jacob ou le centranthe rouge s’installeront petit à petit. Elles seront suivies par quelques arbrisseaux. Un jour la végétation, composée de genêts, de valériane et de bouleaux, reprendra ses droits et recouvrira cette étendue lunaire. Qui sait, dans quelques centaines d’années, lorsque la roche se sera peu à peu effritée en une fine poussière sombre riche en minéraux, les vignerons pourront à nouveau planter des ceps dans cette terre de 1981...
Ce mont doté de quatre cratères principaux et de plus de 400 cratères secondaires est si plein de vie qu’il est impossible de donner son altitude exacte. On ne doit par parler ici de terroir, mais d’une puissante «machine à terroirs», qui donne et reprend des terres en permanence. Un phénomène unique dans le monde du vin.
Surprises blanches
Le jour précédant notre départ pour l’Etna, je me trouvais en face d’un Pietramarina Etna Bianco Superiore 2004 du domaine Benanti. Ce cru âgé de dix ans, un Carricante pur qui mûrit à 950 mètres d’altitude près du village de Milo, me fascine. J’ai été impressionné par ses accents frais d’herbes aromatiques, ses senteurs de miel de forêt, de sel et d’iode, mais surtout par ses notes minérales. En bouche, on ne perçoit rien d’autre que sa fraîcheur pure et incroyablement jeune, portée par une acidité tranchante, claire comme de l’eau de roche. Même un Chablis vinifié sans compromis aurait toutes les peines du monde à rivaliser avec cet ascétique vin de l’Etna vieux de dix ans. La découverte de l’Etna a renforcé ma conviction que la qualité des meilleurs blancs fait jeu égal avec les grands rouges de la région, considérés pourtant comme plus prestigieux.
Quand on parle de l’Etna, on commence souvent par évoquer le cépage rouge Nerello Mascalese qui, sans aucun doute, donne naissance à des vins extraordinaires. Des cuvées comme le Calderara Sottana, de Terre Nere, ou le Feudo, de Girolamo Russo, présentent tant de puissance et de fruité, que la comparaison maintes fois utilisée avec le Bourgogne ne semble plus vraiment d’actualité. A l’inverse, les blancs ne cessent de se rapprocher de leurs homologues bourguignons. Certes, il semblerait que le Carricante, ce cépage blanc indigène, soit plus retors à la domestication que le Nerello Mascalese. Mais les Etna Bianco de Cottanera et de Graci élevés sur les terres ventilées de Randazzo sont de parfaits exemples de cette évolution. Tous deux envoûtent par leur finesse et leur fraîcheur rectiligne. La prochaine révolution semble déjà se profiler ici, sur les sols sans doute les plus frais de l’Etna. Différentes caves s’essayent même à l’élaboration de vins effervescents élaborés en méthode traditionnelle. Les premiers résultats paraissent très prometteurs.
De l’ombre à la lumière
Une lecture s’impose à tout voyageur qui se rend sur l’Etna: le roman «Audessous du volcan» de l’écrivain anglais Malcolm Lowry. L’histoire ne se déroule pas sous l’Etna, mais sous le volcan mexicain Popocatepetl. Le personnage principal, un ancien consul britannique désenchanté, ne boit pas de vin, mais abuse de substances plus dures. Pourtant une similitude avec l’Etna transcende cet ouvrage: le tempérament ou plutôt l’explosivité de la montagne semble attirer vers elle une certaine catégorie de personnes. Tous les articles sur l’Etna en parlent: des ésotériques, qui méditent nus dans les neiges printanières; des vulcanologues amateurs, qui hantent son sommet, attirés comme par magie par la fumée et le magma en ébullition et qui finissent par disparaître sans laisser de trace.
Trois imposantes églises apaisent le courroux de l’Etna pour qu’il épargne la petite ville viticole de Randazzo. Et cela fonctionne depuis des siècles.
Plus bas, à Randazzo, rien de cela ne transparaît. La petite ville n’est qu’à dix kilomètres de l’Etna qui culmine à 770 mètres au-dessus du niveau de la mer. Pourtant, rares sont les vignerons de la région à s’être aventurés près des cratères. Ils cohabitent avec le volcan et vivent du terroir d’exception qu’il leur a offert, mais ils gardent leurs distances en signe de respect. La viticulture prospère ici depuis des millénaires. Des chais restaurés, à l’image de Terrazze dell’Etna ou d’Agriturismo «Quota Mille», prouvent que des parcelles accrochées à près de mille mètres d’altitude étaient déjà vinifiées de manière professionnelle. Le raisin était foulé dans les «Palmeti» (des pressoirs à vin) et le jus obtenu était extrait pour être mis à fermenter séparément dans le chai en contrebas.
La crise a touché l’Etna lorsque la vente de vin en vrac a commencé à s’essouffler dans les stations balnéaires voisines. Les vignobles sous le volcan ont alors été relégués dans l’ombre. Leur renaissance a commencé il y a un peu moins de 25 ans, quand des personnalités comme Giuseppe Benanti, dont la famille produisait déjà du vin à Viagrande, ont révolutionné la viticulture en se tournant vers la qualité. Néanmoins, rares étaient ceux qui parlaient de cette nouvelle éruption survenue entre 1990 et 2000. Il a fallu attendre que le célèbre négociant en vin italo-américain Marc de Grazia choisisse le terroir de Randazzo afin d’y établir sa Tenuta delle Terre Nere pour que cette région ressorte de l’ombre. Le projet n’a pourtant vraiment débuté qu’en 2004, quand du vin a pu être élevé pour la première fois dans ces caves.
Mentalité bourguignonne
Cette dernière décennie a connu davantage de rebondissements viticoles à Randazzo et ses environs que les 200 précédentes années. Terre Nere, Cottanera, Graci, Girolamo Russo, Terrazze dell’Etna ont su s’imposer. Si vous parcourez les petites routes à travers vignes, qui s’étendent entre 600 et 1000 mètres d’altitude, vous découvrirez les mêmes scènes que dans le Priorat des années 1990. Partout, les murs en pierres sèches d’anciennes terrasses sont restaurés, les vieilles parcelles revitalisées et les cours vides rénovées. La répercussion la plus durable de cette expansion est la mode des petites parcelles inspirées de la Bourgogne. Pour les oenophiles, les «Grands Crus» de l’Etna, tels que le Guardiola, le Porcaria ou le Calderara Sottana, sont déjà presque aussi renommés qu’Echezeaux ou que Richebourg. Aujourd’hui, deux domaines entretiennent l’archétype de l’Etna. Ils produisent des vins uniques, pleins de tempérament et qui se distinguent par leur fraîcheur unique. Ces merveilles sont les Passopisciaro d’Andrea Franchetti (qui exploite aussi le domaine Trinoro en Toscane), un véritable diamant brut, et les cuvées sans soufre de Frank Cornelissen. Celui-ci, venu de Belgique il y a treize ans, met l’Etna en bouteille avec le maximum d’authenticité possible.
Reste la question de savoir ce qui confère vraiment aux crus de l’Etna leur caractère inimitable. Ce n’est pas tant le sol volcanique à la fois fertile et léger, composé de basalte, de pierres ponces et de cendres qui forge leur personnalité, mais plutôt la maturation tardive des varitétés locales, le Carricante et le Nerello Mascalese. Lorsque les raisins sont vendangés fin octobre, il fait déjà très frais en haut de l’Etna, aussi frais que dans le Piémont ou en Bourgogne. Et c’est cette élégante fraîcheur que nous retrouvons dans le verre lorsque le vigneron fait preuve de talent.
CINQ DOMAINES – CINQ PHILOSOPHIES
Randazzo, petite ville de 11000 habitants, est au coeur de la renaissance viticole de l’Etna. Voici cinq des producteurs les plus novateurs.
PASSOPISCIARO
LE MAITRE DES CRUS
Dîner au restaurant «Quota Mille», à mille mètres d’altitude. La robe rubis du Sciara Nuova 2009 de Passopisciaro scintille dans le verre. Il fleure bon les fraises sauvages, les herbes aromatiques, la terre et nous fascine en bouche par sa définition nette. Andrea Franchetti, l’homme derrière ce cru, a été propriétaire d’un restaurant à Rome et négociant en vin à New York, avant d’initier dans les années 1990 deux projets viticoles minutieusement planifiés, inspirés par Peter Sisseck et Jean-Luc Thunevin: la Tenuta di Trinoro dans le sud de la Toscane et le Passopisciaro par la suite. Il y a quatorze ans, il a repris un chai en ruines dans le village de Passopisciaro et l’a rénové afin de permettre à Vincenzo Lo Mauro, directeur du domaine, d’entamer une quête de qualité sans compromis. La réputation du domaine repose sur le Nerello Mascalese. Cinq grandes sélections sont mises en bouteille chaque année: le Chiappemacine (ceps octogénaires, 550 mètres d’altitude), le Porcaria (ceps octogénaires, 650 mètres d’altitude), le Guardiola (ceps centenaires, 800 mètres d’altitude), Sciaranuova (ceps octogénaires, 850 mètres d’altitude) et le Rampante (ceps centenaires, 1000 mètres d’altitude). Tous les vins subissent jusqu’à 18 jours de macération et mûrissent dans de grands foudres en bois (de 800 à 5000 litres). D’ailleurs, ce n’est pas Rampante, le cru le plus élevé, qui est le plus cher, mais le Porcaria.
COTTANERA
LE CLASSIQUE
En l’espace de quarante ans, la famille Cambria, installée à Messina, a transformé sa modeste propriété de Castiglione di Sicilia, à dix kilomètres à l’est de Randazzo, en un grand domaine viticole. Guglielmo Cambria a été le moteur de ce changement. Depuis sa mort en 2008 à l’âge de 66 ans, le projet est aux mains de ses trois enfants et de son frère Enzo. Un regard dans la cave, récemment agrandie et modernisée à grands frais, suffit pour se rendre compte que cette propriété idyllique s’est métamorphosée en un domaine de pointe. Des vins qui mettent l’accent sur le fruit sont commercialisés sous le nom de Barbazzale. Le Barbazzale Bianco est une cuvée aux arômes frais des plus réussies, réalisée à partir d’Inzolia et de Viognier. Le terme Cottanera est, a contrario, réservé aux crus classiques de l’Etna. Ainsi, l’Etna Bianco 2012 n’est que fraîcheur et finesse à l’état pur. L’Etna Rosso 2010 enivre lui par sa puissance et son caractère. Si dans les années 1990, la famille Cambria privilégiait encore les cépages bordelais comme le Merlot et le Cabernet, elle se concentre aujourd’hui sur les variétés locales. Et les vins le prouvent: ils ont emprunté la bonne voie!
TENUTA DELLE TERRE NERE
LE CATALYSEUR
N’est-il pas incroyable de voir à quel point un seul domaine peut marquer l’image de toute une région? Lorsque le touche-à-tout Marc de Grazia a lancé son projet en 2003 dans la Contrada da Calderara près de Randazzo, l’heure était déjà au retour aux anciennes parcelles de vignes de l’Etna. Mais c’est lui qui a rendu célèbres Guardiola, Santo Spirito, Calderara Sottana ou Feudo di Mezzo, des terroirs qui jouissent aujourd’hui d’une réputation presque aussi légendaire que Brunate, Prapö ou Cannubi dans le Piémont. Son projet «Prephylloxera La Vigna di Don Peppino» n’en était pas moins génial: il a permis d’attirer l’attention sur les ceps de Nerello Mascalese et de Nerello Capuccio, vieux de plus de 130 ans, plantés sur l’Etna. En cave, les grands foudres en bois réalisés par la tonnellerie autrichienne Stockinger sautent tout de suite aux yeux. Terre Nere est aujourd’hui synonyme de vins typiques de l’Etna, travaillés avec habileté, qui offrent une explosion de fruits, des tanins à la fois présents et moelleux, ainsi qu’une acidité fraîche sans être dominante.
FRANK CORNELISSEN
LE VISIONNAIRE
Personne dans la région de l’Etna n’est aussi intransigeant que Frank Cornelissen, un passionné né en Belgique. Selon lui, l’homme est incapable de comprendre la nature dans sa complexité et ses interactions, c’est pourquoi il vaut mieux la laisser faire son travail plutôt que de la contrarier en intervenant de façon arbitraire. Il s’astreint donc à respecter ces principes pour créer ses vins. Le domaine de 18 hectares ne produit que 45 000 bouteilles. Les vins sont vinifiés sans aucune intervention, ni ajout, pas même de soufre, pour faciliter leur conservation. A ce titre, Frank Cornelissen fait partie des précurseurs du mouvement du vin naturel. Son meilleur vin, le Magma Rosso, généralement sélectionné à partir de ceps très anciens non greffés poussant entre 650 et 1010 mètres d’altitude, n’est mis en bouteille que les années de grand millésime. Le vin est mis à macérer pendant trois mois, avant de mûrir dans des amphores. Tous les flacons de Cornelissen allient de manière exemplaire les qualités des crus de l’Etna à l’expression des vins produits de la façon la plus naturelle possible. Les arômes de baies rouges sauvages et d’herbes de Provence, ainsi que les notes terreuses et minérales caractérisent ces vins aussi bien que leur vivacité fougueuse – dans le bon sens du terme – en bouche.
TERRAZZE DELL’ETNA
LES ESTHETES
Nino Bevilacqua, promoteur immobilier à Palerme, se cache derrière ce projet lancé en 2008. A quelques kilomètres à l’est de Randazzo, il a acheté une ancienne ferme entourée de 28 hectares de terrain en bordure de la coulée de lave de 1981. Il a rénové avec soin des centaines de mètres de murs en pierres sèches, ainsi que différents bâtiments et étables. Ses petites parcelles de vignes se trouvent au beau milieu d’un riche écosystème composé d’orangers, de citronniers, d’oliviers et de noyers. Le sommet de l’Etna trône majestueusement au-dessus de sa cour. Les vins sont vinifiés dans un hangar à la pointe de la modernité situé dans la zone artisanale de Randazzo. Ces crus ne s’imposent pas par leur acidité ou leurs tanins, mais par leur ampleur et leur onctuosité domptées avec habileté pour éviter toute lourdeur. Le domaine a misé dès le début sur des eff ervescents produits à partir de Chardonnay et de Pinot Noir. Avec le Cratere, une cuvée née de l’assemblage de Nerello Mascalese et de Petit Verdot, le domaine a réussi à trouver un équilibre parfait entre typicité régionale et charme méridional.