Vin de France
Le secret de J.P. Chenet
Texte: Alexandre Truffer
Premier exportateur de vins de l’Hexagone, le Groupe Les Grands Chais de France affiche un chiffre d’affaires annuel d’un milliard de francs, emploie deux mille collaborateurs et exporte sur toute la planète. Très discrète, cette société basée à Petersbach, en Alsace, nous a ouvert ses portes pour un reportage exclusif.
Quinze! C’est le nombre de bouteilles vendues chaque seconde dans lemon de par la trentaine de sociétés regroupées dans Les Grands Chais de France. Multiplié par 365 jours, on atteint les 450 millions de flacons (75cl) par an. Un quart de ce volume reste en France, tandis que 75% des vins de ce négociant s’exportent dans plus de170 pays. A eux seuls, les Suisses boivent huit millions de cols de cette entreprise familiale créée en 1979. Pourtant, comme la très grande majorité des lecteurs de cet article, vous n’avez sans doute jamais entendu ce nom. D’ailleurs, connaissez-vous Treasury Wine Estate, Distell Group, Accolade Wines, Peter Mertes, Gruppo Italiano Vini ou José Garcia Carrion? Tous ces poids lourds du secteur viticole affichaient en 2015 des chiffres d’affaires supérieurs à300 millions d’euros et comptaient parmi les principaux acteurs du marché désormais mondialisé du vin derrière les deux superpuissances américain es: E&J Gallo (3,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel) et Constellation Brands (2,27 milliards). La discrétion de ces géants tient sans doute au fait que la production de vins de masse s’accommode assez mal du discours marketing sur le terroir, la tradition et le naturalisme. Tout le travail de promotion se fait sur un large portefeuille de marques, tirées en avant par quelques noms très profitables comme Jacob’s Creek, Conchay Toro ou Yellow Tail. Pour Les Grands Chais de France, ces meneurs d’allure sont: Grand Sud (des vins de cépages conditionnés en bouteilles d’un litre) qui revendique le titre de deuxième marque française avec 32 millions de bouteilles vendues en 2015 dans 85 pays, Calvet– deuxième marque bordelaise, 14 millions de bouteilles vendues en 2015 dans 110 pays –et surtout, J.P. Chenet considéré comme le vin français le plus vendu au monde (en 2015, 85millions de bouteilles dans 172 pays).
De Jean-Paul Chanel à J.P. Chenet
Cette bouteille caractéristique au col penché, utilisée à l’époque comme contenant d’un Armagnac, a été choisie en 1984 par Joseph Helfrich, le très secret fondateur et propriétaire du groupe. « On voit sur les premières étiquettes de cette bouteille que le vin ne s’appelait pas J.P. Chenet, explique Eric Heckmann responsable des marchés belges, luxembourgeois et suisses. Notre PDG avait déposé à l’Institut national de la propriété industrielle tous les noms de ses collaborateurs. Or, le directeur commercial à l’export s’appelait Jean-Paul Chanel. »La bouteille atypique, une communication axée non sur les appellations, mais sur les cépages et des prix compétitifs assurent le succès de J.P. Chanel. Ce succès irrite la maison de luxe éponyme qui se lance dans une bataille judiciaire, qu’elle ne gagne pas. Contre une contrepartie financière conséquente, le groupe alsacien accepte de modifier le patronyme de ce qui est déjà sa marque vedette. Ce trésor de guerre va supporter un développement exponentiel d’une gamme qui ne cesse d’évoluer. Les Vins de Pays vont devenir des Vins de France même si les raisins utilisés proviennent surtout du Languedoc-Roussillon pour les rouges et de Gascogne pour les blancs (du Colombard essentiellement). Avec le succès, suivent les déclinaisons: petits contenants, bag in box, rosés, effervescent, gamme supérieure aux arômes boisés, bouteilles en PET, éditions limitée set gamme bio. Comme l’explique Jean-Michel Jaeger, Maître sommelier et consultant pour le groupe« tous les vins J-P Chenet sont millésimés, c’est un risque qui complique le travail des œnologues dont la mission consiste à mettre sur le marché des produits le plus stables possible d’une année à l’autre. Pour un consommateur suisse, les qualités obtenues peuvent paraître faibles, mais n’oublions pas que c’est une marque mondiale. En Asie, en Afrique ou en Scandinavie, J.P. Chenet n’a pas à rougir de la concurrence. »De fait, les Suisses consomment par an quatre millions de ces bouteilles au col penché (dont le prix de vente varie entre 4.70 chez Lan di et 6.50chez Coop), soit trois à quatre fois plus que les marques helvétiques les plus distribuées des Monts en rouge, Aigle les Murailles en blanc –vendues, il est vrai, à un prix très supérieur.
Le défi des approvisionnements
«Vu l’importance et le développement de J.P. Chenet, la sécurisation des approvisionnements constitue un objectif prioritaire», explique Bertrand Praz. Ce responsable des achats et de la vinification qui supervise une équipe de cinquante œnologues précise que «pour assurer régularité et qualité, nous avons conclu des partenariats à long terme avec une vingtaine de producteurs dans le Languedoc pour les rouges, les rosés et le Chardonnay ainsi que dans le Gers, pour les blancs. Le cœur de notre métier de négoce reste l’achat de vin, mais la part de raisin augmente toujours plus. Cela nous permet de maîtriser tout le processus de vinification. De plus, pour exister sur certains marchés – l’Alsace, le Jura, la Loire – il faut impérativement acheter du raisin, car les quantités de vins disponibles sont très limitées. »Bertrand Praz explique que cette démarche de construction de partenariats(trois, cinq ou neuf ans) peut paraître logique, mais est en fait «très visionnaire». Il y a quinze ans, aucun grand metteur en marché européen ou mondial ne travaillait de la sorte. Tout le monde se contentait d’acheter des vins disponibles sur le marché. Tout simplement parce qu’il y avait une offre suffi sante. Aujourd’hui les approvisionnements se sont tendus, entre autres, car en une génération,150 000 hectares de vignobles français, surtout dans le bassin méditerranéen, ont disparu.» Une raréfaction de certains cépages qui pousse parfois le groupe à diversifier ses apports de raisins. Pour les effervescents, stimulés par l’explosion du Ice, une partie du Chardonnay vient ainsi d’Italie et l’indication« Produit de France» est alors remplacée par« Elaboré en France».
Les nouveaux mondes du vin
Le futur de la marque implique trois axes principaux. Afin de s’adapter aux tendances du marché, le groupe entend développer des références plus haut de gamme. «Nous avons beaucoup travaillé sur le boisé pour nos déclinaisons élevées avec du chêne. Il y a trois ans, nous sommes passé des copeaux aux douelles, afin d’affiner les arômes», explique Bertrand Praz. Plus anecdotique en termes de volume, mais assez symbolique, cette politique pragmatique donne naissance à un Chenet bio, pour l’heure uniquement destiné à la Scandinavie« un marché spécifique dans lequel le vin bio atteint 20% des ventes, soit dix fois les proportions relevées dans les pays de consommation traditionnelle comme la France, la Suisse ou la Belgique». Dans une même optique, Les Grands Chais se sont équipés de lignes de production adaptées aux contenants alternatifs. Les deux sites principaux du groupe – Petersbachen Alsace qui produit 181 millions de bouteilles par an et L andiras en Gironde (170 millions)– cumulent cinq lignes de production de Bag in Box capables de mettre sur le marché 28millions de ces outres en plastique. En parallèle, petits contenants en verre ou en PET (pour les marchés asiatiques et africains, les compagnies aériennes ainsi que les événements sportifs et culturels où le verre est interdit pour des questions de sécurité) connaissent une croissance régulière. Enfin, en ce qui concerne la commercialisation, le constat d’Erich Heckmannest sans appel. «Les marchés traditionnels stagnent et la Russie, sur laquelle nous avions beaucoup misé, s’est effondrée. Tout le monde a parlé de la Chine il y a trois ans. En réalité, elle a explosé médiatiquement, mais les vins achetés n’ont pas été consommés. De plus, les lois anti-corruption imposées par le parti ont calmé la fièvre. Ce n’est que maintenant que les ventes décollent vraiment. L’autre grand relais de croissance est l’Afrique, car la consommation de vins souvent faciles d’accès et sucrés– à l’image du Ice – explose aussi bien dans les sphères francophones qu’anglophones.»