Rías Baixas
Les grands crus de Galice
Texte: André Dominé
Mêlant eau douce et eau de mer, les quatre estuaires bordant Saint-Jacques de Compostelle à l’est de l’Espagne off rent des conditions de vie idéales à une multitude de coquillages et crustacés. A l’intérieur des terres, le cépage Albariño prend racine dans des sols humides dans lesquels il puise une savoureuse fraîcheur et une minéralité marquée.
Un très prometteur «Marisqueira» surplombe le restaurant «D’Berto» sur la presqu’île d’O Grove dans le Val do Salnés. Rien d’autre n’indique qu’il s’agit d’une des meilleures adresses de poisson et de fruits de mer de toute l’Espagne. Mais à peine est-on entré dans la salle – en passant devant des crustacés patientant dans un vivier monumental –que «D’Berto» commence à se dévoiler. Les formules de bienvenue terminées, nous sommes conduits à une grande table ronde en retrait des autres convives. La jeune famille installée à la table d’à côté est complètement absorbée parce qu’on lui a servi. Nous aussi, nous avons pris le menu dégustation. S’en suit une ronde où se succède tout ce que les eaux avoisinantes ont à offrir. Grosses coques, ormeaux, pouce-pied– qui sont aussi rares que typiques –, homard et mérou dansent sur notre assiette. Chacun d’eux est d’une fraîcheur extraordinaire et préparé à la perfection. Des délices, que le sommelier José García nous a conseillé d’accompagner avec un Zarate Tras da Viña issu de vignes d’Albariño de 51 ans. Parfait avec sa fraîcheur, son fondant, ses agrumes et sa finale salée.
Le Val do Salnés est le berceau de l’Albariño, le blanc local. Il s’est fait connaître en 1928.C’est à cette époque que la marque Albariño de Fefiñanes, avec son étiquette caractéristique et sa bouteille verte, a été déposée. Depuis les années 1620, il a toujours été fermenté, élevé et mis en bouteille au Palacio de Fefiñanes. «Mongrand-père a commencé à faire du vin au début du siècle dernier: à l’allemande, car il avait étudié la médecine en Allemagne», raconte Juan Gil de Araujo, Marqués de Figueroa. «Il a aussi ramené la bouteille verte d’Allemagne.»Fefiñanes a obtenu le premier d’une liste interminable de prix à l’exposition mondiale de Barcelone en 1929.
Pluie de bénédictions
La Ría de Arousa détermine le climat du Valdo Salnés et en fait la zone la plus pluvieuse de l’appellation (plus de 2000 millimètres par an!). L’Albariño est cultivé contre de solides poteaux en granit. Après tout, l’ensemble de la région repose sur un socle de ce même minéral. Ce système de pergola s’appelle parra. La vigne déploie ainsi toute sa vigueur à distance des sols humides et étend ses sarments jusqu’à huit mètres, tandis que l’air circule en dessous, ralentissant le développement des champignons. Les 2200 heures d’ensoleillement permettent au raisin d’arriver la plupart du temps à maturité au début ou au milieu du mois de septembre.700 ceps tout au plus se partagent un hectare dont les sols sont toujours enherbés pour éviter l’érosion et l’excès d’eau. On retrouve les poteaux en granit en haut comme en bas des coteaux. Pazo de Señoráns, une imposante maison de maître du 16e siècle, sert aujourd’hui de cadre à de nombreuses fêtes. A la création de l’AOC Rías Baixas en 1988, Marisol Bueno et Javier Mareque ont décidé de fonder leur propre bodega. Cette dernière est aujourd’hui dirigée par leurs quatre enfants, parmi lesquels Vicky qui, avec l’œnologue Ana Quinte la, me fait découvrir le relief du terrain derrière la cave. On devine aisément une couche profonde et bien drainée de xabre, du granit érodé, qui donne naissance à un sol pauvre, acide et meuble. Lexabre et le climat pluvieux confèrent à l’Albariño du Val do Salnés un caractère floral, frais et salé. Bien que la cave possède 31 hectares devignes, Vicky insiste sur l’importance du travail réalisé par lers 150 viticulteurs des environs. «On ne peut pas s’approprier tous les vignobles. Selon moi, la complexité de nos vins réside dans la diversité des parcelles. Ces nombreux parchets anciens amènent une étonnante complexité au nez et en bouche.» Leur vin phare, commercialisé un an après les vendanges, fermente quatre à six mois sur lies. En 1995, les parents de Vicky produisirent pour la première fois la Selección de Añada à partir des baies du vignoble Los Bancales. Ce vin passe quarante mois sur lies fines. «L’Albariño est magnifique dans sa jeunesse», concède Vicky, «mais on passe à côté de quelque chose si l’on ne goûte pas ce blanc à maturité.»
Au bonheur des dames
Datant du 15e siècle, Pazo Baión réunit 25hectares de vignes, une maison de maître, une ancienne cave et des étables centenaires, transformées en une cave moderne et des salles de dégustation. A cela s’ajoutent un pigeonnier, des cèdres, des palmiers, des camélias et beaucoup de granit. «Pazo Baión se démarque toutefois par les collines qui l’entourent», explique le maître de chai Andrea Obenza. «Il s’agit d’une vallée distincte du Val do Salnés. Cela permet au vin de se distinguer par ses arômes.» En2008, le domaine est racheté par Condes de Albarei, la plus grande cave de Combados, et le célèbre œnologue José Hidalgo se voit confier la mission d’en exploiter le potentiel. «Nous faisons macérer le raisin pendant six à huit heures, car la peau de l’Albariño renferme beaucoup d’arômes», explique Andrea Obenza. «Il fermente ensuite à l’aide de levures naturelles, avant de rester six à huit mois sur lies fines.» Mon interlocutrice tire un vin âgé de trois ans d’une cuve pour me le faire goûter. A la fois fascinant et différent du Conde de Albarei En Rama, le grand vin du groupe.
L’Eladio Piñeiros Bodega se dresse derrière la maison dans une rue tranquille de Vilagarcíade Arousa. Les trois collaboratrices d’Eladio Piñeiro nous accueillent, car ce dernier est à Bordeaux pour la naissance de son petit-fils. Une fois encore, nous remarquons que les femmes tiennent ici une place importante. Dans le temps, les hommes partaient souvent en mer pour pêcher. C’était donc surtout les femmes qui s’occupaient du vin. Après une crise personnelle en 2003, Eladio Piñeiro a revu sa façon d’envisager son métier. Depuis lors, il privilégie la tradition, le terroir, la communauté, une culture proche de la nature et plusieurs années d’élevage, comme pour son Frore de Carme issu d’un vignoble de 3,9 hectares. Même l’Envidia Cochina, réalisé à partir de raisins achetés auprès d’autres viticulteurs, offre un fruit mûr, beaucoup de structure, de la salinité et une jolie longueur.
«Selon moi, la complexité de nos vins réside dans la diversité des parcelles. Le sol est composé de xabre. Il s’agit d’un granit érodé qu’il est rare de trouver en dehors des Rías Baixas. Il doit son érosion à l’humidité élevée de notre région. Il confère au vin des accents minéraux et des notes florales. L’Albariño est magnifique dans sa jeunesse, mais on passe à côté de quelque chose si l’on ne goûte pas ce blanc à maturité.»
Vicky Mareque Bueno Pazo de Señoráns
Au pays de la lamproie
Dans la DO Rías Baixas, l’Albariño représente 90% de la production. Les cépages blancs Treixadura, Loureiro, Caiño Blanco, Torrentes et Godello, ainsi que 1% de cépages rouges se partagent le reste. Condado do Tea est l’appellation la plus à l’intérieur des terres, mais aussi la plus chaude, la plus sèche et la plus montagneuse. Cependant, de vastes vignobles s’étendent au sud près du fleuve Miño et de la frontière du Portugal. Des sols alluviaux se sont déposés sur un socle composé en grande partie de granit et d’un peu de schiste. Antonio González, responsable de la production, nous conduit à travers les coteaux parfois abrupts de la bodegas Fillaboa. «Les alluvions qui se sont déposés après la période glaciaire sont caractéristiques de cette région», explique-t-il en montrant le sol constellé de cailloux. «Ces pierres emmagasinent de la chaleur la journée et la restituent pendant la nuit. Ce phénomène accélère la maturité, un atout les années difficiles.» Le chai de 250 ans est entouré de 44 des 64 hectares du domaine historique. Par le passé, il accueillait surtout des cépages rouges, mais à partir de 1986, l’accent a été mis sur l’Albariño. Antonio me fait goûter directement de la cuve un vin de 2010 sans sulfites et encore sur lies fines. Il sera mis en bouteille dans l’année et fera, sans aucun doute, sensation.
On pêche la lamproie dans le Miño en début d’année. Cette anguille antédiluvienne est, comme à Bordeaux, une spécialité très prisée. Les vins rouges très légers, fruités et acidulés, comme ceux de Señorio de Rubiós, se prêtent mieux à sa dégustation. La bodega La Val, aussi située à Salvaterra do Miño, s’en tient au vin blanc. Le domaine de soixante hectares aux sols de grave, doté d’une cave ultramoderne, investit toutefois beaucoup dans le Condado, une cuvée composée à 70% d’Albariño et de 15% de Treixadura et de Loureiro. Pourtant la star de cette entreprise dynamique est le Sobre Lías. «L’Albariño donne des vins jeunes spectaculaires», indique l’un des propriétaires, Antonio Ruiloba. «Mais nous avons à cœur de montrer qu’il possède aussi un grand potentiel de vieillissement.» Dans le sud-est de l’AOC Rías Baixas, le charme du paysage s’invite en bouteille et tempère l’acidité. Le groupe Bodegas y Viñedos de Altitura, né dans la Ribeira Sacra, a terrassé cent hectares de terres sur le versant sud sur le modèle de son domaine Regina Viarum à Vilachán. L’Albariño y domine bien entendu, mais on trouve aussi du Caiño Blanco et du Loureiro sur les parties les plus basses, tandis que le deuxième grand cépage blanc de Galice, le Godello, est cultivé plus haut entre 300 et 350 mètres d’altitude. Mis en bouteille sous le nom du domaine Altos de Torona, il est à l’heure actuelle le seul Godello monocépage de la région: un blanc soyeux et complexe aux arômes de pêche et d’agrumes, aux délicates notes épicées et d’une fraîcheur agréable. L’expansion des Rías Baixas a attiré d’autres grandes entreprises viticoles d’Espagne, qui y travaillent avec plus ou moins d’ambition, à l’instar de Lagar de Cervera (Rioja Alta), de Pazo de Barrantes (Marqués de Murrieta) ou de Santiago Ruiz (Bodegas Lan/Sogrape).
O Rosal
José Manuel Martínez Juste, ou simplement Juste pour les amis, travaille avec passion et ambition à la Quinta de Couselo pour Grandes Pagos Gallegos de Viticultura Tradicional, un groupe de Ribeiro, qui possède quatre autres grandes bodegas galiciennes. Une balade dans le petit vignoble suffit pour comprendre. Derrière la vision éloquente de Juste, qui s’appuie sur une tradition allant de Masanobu Fukuoka à Rudolf Steiner, se cache une réalité que l’on peut voir, toucher, sentir et goûter. Cette réalité pousse dans le sol vivant, grimpe après les montants de pergola et donne de faibles rendements pour une meilleure maturité et acidité. Le domaine fondé en 1163 par les moines du monastère de Santa Maria de Oia à O Rosal prend à travers lui une nouvelle dimension. La Selección élevée sur lies fines pendant 26 mois est la plus symptomatique. Elle capture la minéralité salée unique des sols granitiques maritimes avec une grande précision.
Heureusement qu’aujourd’hui des vignerons comme Juste cherchent à exploiter le potentiel indéniable de la région. L’alliance de l’Albariño et d’autres cépages, qui ont su s’adapter aux conditions climatiques extrêmes au fil des siècles, à des sols capables d’absorber une multitude de minéraux, donne des crus blancs tout en relief, en tension et en vivacité aux qualités de vieillissement exceptionnelles qui comptent parmi les meilleurs vins au monde. Le soir venu dans le village de pêcheurs d’A Guarda, en-dessous de la cité celte Castro de Santa Tegra datant de l’âge de la pierre, nous sommes à nouveau subjugués par la relation inoubliable qu’ont tissé les fruits de mer de Galice et ses vins blancs sous la forme cette fois de pulpo et de zabariños (du poulpe et de petites coquilles Saint-Jacques), accompagnés du Caiño Blanco La Mar du domaine Terras Gaudas.
Magie des vieilles lies
Aussi savoureux que soient les jeunes Albariños, le cépage phare des Rías Baixas ne se révèle qu’après plusieurs années de vieillissement et un long repos sur lies. Un nombre croissant de bodegas s’aff ranchissent de cette période de latence en ajoutant des lies fines soutirées de vins de précédents millésimes. Les vins gagnent ainsi en saveur, en complexité et en minéralité. En outre, tous les vins travaillés de cette manière voient leur potentiel de garde bondir.
Palacio de Fefiñanes
Albariño de Fefiñanes III 2012 | 17.5 points | 2016 à 2024
Huit mois sur lies fines avec bâtonnage régulier, puis 19 autres mois dans des cuves en inox. Arômes de lies fines, de compote de pêcheet notes d’agrumes au nez, texture crémeuse, fruit agréable, belle acidité et jolie minéralité en bouche.
Pazo de Señoráns
Selección de Añanda 2008 | 18.5 points | 2016 à 2026
Raisins issus de ceps d’Albariño âgés de 45 ans élevés près de quarante mois sur lies fines. Bouquet intense et complexe, fruits à chair blanche et agrumes, notes de clous de girofl e, de cannelle, de poivre et de feuilles. Vivacité séduisante, épicé, salé, minéral, très belle longueur.
Condes de Albarei
Albariño En Rama 2010 | 18 points | 2016 à 2026
Passe, à chaque reprise, quatre à cinq mois sur les lies fi nes de 2010, 2011 et 2012. Diverses notes de lies, de beurre et d’herbes aromatiques au nez. Beaucoup de structure, de relief et d’intensité en bouche, curry, orange, minéralité, magnifique longueur.
Adegas Familiar Eladio Piñeiro
Flores de Carme 2011 | 18 points | 2016 à 2026
Fermentation spontanée, un an sur lies fines, trois mois supplémentaires sur les lies de 2012, puis six mois en fût. Nez complexe, agrumes confits, coing et fumée. Plein, intense et frais en attaque, tension et minéralité salée prononcées. Beaucoup de potentiel.
Bodegas Fillaboa
Selección Finca Monte Alto 2014 | 17 points | 2016 à 2024
Albariño issu d’une unique parcelle élévé neuf mois sur lies fi nes avec bâtonnages fréquents. Dense, bouquet expressifqui marie arômes épicés et fumés, ananas et citron. Structure racée, matière soyeuse, fruité délicat, fi nale salée: l’expression d’un grand terroir.
La Val Sobre Lías
Albariño 2010 | 17.5 points | 2016 à 2025
Les lies fines renouvelées à quatre reprises confèrent au vin ses arômes complexes de levure, de noix, de curry et de fumée. Beau volume en bouche, tout en conservant de la tension, de la minéralité et une profondeur élégante.
Quinta de Couselo
Selección Albariño 2011 | 18 points | 2016 à 2026
Vin issu des vignobles du domaine et élevé 26 mois sur lies fines. Très intense aux arômes de citron confit, de coing, d’herbes sèches etde poivre. Belle vivacité, charmante texture crémeuse, beaucoup de relief et une superbe longueur.
Pazo Baión
Albariño 2012 | 17 points | 2016 à 2022
Macération intense avant fermentation et long élevage sur lies fines confèrent un bon potentiel de vieillissement à ce grand vin du magnifi que millésime 2012. Parfum intense d’orange confi te, de coing et de cire au nez. Texture soyeuse et moelleuse en bouche, structure tout en tension et élégante fraîcheur.