Bordeaux

Majestueux millésime

Texte et photos: Rolf Bichsel

Il y a quinze ans, Bordeaux a commencé à revenir vers les valeurs qui ont fait sa réputation dans le passé: la finesse, l’élégance, la légèreté et l’harmonie. Le millésime 2015 apparaît comme l’apogée de cette évolution et propose des centaines de cuvées bien, ou très bien réussies. Et ce, en rouge, comme dans les vins blancs et liquoreux. Pour l’expert bordelais de VINUM, Rolf Bichsel, 2015 pourrait même se révèler le millésime qui redonnera à la région la majesté et la prédominance que tant d’autres régions rêvent de lui ravir depuis quelques décennies.

Le nouveau millésime est en fût. Après nous avoir tenu en haleine pendant deux mois, il nous a coupé le souffle. Nous avons eu trois semaines pour déguster plus de 800 échantillons tirés du fût et donner notre avis dans les temps. Un avis, pas un verdict rendu un marteau à la main! Le voici sans plus tarder: 2015 est le plus beau millésime de Bordeaux qu’il m’ait été donné de découvrir en presque 30 ans de «carrière» en tant que «spécialiste bordelais». J’ai choisi d’ajouter ces guillemets disgracieux pour insister sur la partie de la phrase la plus importante à mes yeux. Ce millésime est l’apogée d’une évolution entamée il y a près de 15 ans: le retour aux véritables valeurs de Bordeaux, comme la finesse, l’élégance, la légèreté et l’harmonie. Des centaines de vins sont bons, voire très bons, et certains sont de véritables réussites: sur la rive droite comme sur la rive gauche, rouge, blanc et liquoreux confondus. Un phénomène très rare, même à Bordeaux, où le niveau de qualité est de plus en plus homogène. Le sommet de la pyramide des notes n’est plus un pic effilé, mais un vaste haut-plateau. Il ne sont plus que 20, 30 ou 50 vins à se perdre dans les tréfonds de la notation. On retrouve 150 crus à un niveau légèrement supérieur. 300 autres sont recommandables et vendus à des prix abordables. Bordeaux est à nouveau le roi des vins. Pourtant, et pour filer cette métaphore hasardeuse jusqu’au bout, il ne s’agit pas d’un souverain absolu qui règne en tyran honni, mais d’un monarque éclairé apprécié même des plus fervents démocrates. Tout ce que le soleil touche n’est pas d’or à Bordeaux, mais c’est précisément la force de la région: le soleil (et le millésime 2015 n’en a pas été avare) n’est pas seul responsable de la qualité du vin. Il n’est qu’un des auteurs de sa réussite, avec la pluie, le vent, le terroir et le vigneron. Un mélange optimal en 2015, sur le papier comme en bouche.

Les hommes du vin

Avant de vous présenter le compte-rendu de nos dégustations que vous retrouverez dans le guide (pages 56 et suivantes) consacré au millésime 2013, l’un des plus difficiles depuis une trentaine d’années, ainsi que dans celui dédié aux primeurs 2015 (pages 64 et suivantes), nous avons désiré mettre en lumière quelques-uns des professionnels qui façonnent le vignoble de Bordeaux. Recherche, progrès scientifique, évolution des mentalités, travail respectueux de la nature sont des concepts mis en avant par les plus en vue des œnologues et des responsables bordelais. Et ce, même si la région connaît aussi des échecs, à l’image de la tentative de classement du classement de 1855 au patrimoine de l’Unesco qui, démarrée en fanfare, a vite tourné au vinaigre, révélant des visions de la région fort différentes suivant les différents château classés, avant d’être finalement abandonnée.

Les oenologues qui ont marqué 2015

Si, en dépit de toutes les critiques, Bordeaux est perçue comme un bastion du vin de qualité et plus grande région viticole au monde, elle le doit surtout aux compétences hors du commun et à la passion indéfectible de ses professionnels. Nous vous présentons deux personnalités qui ont marqué le millésime.

Denis Dubourdieu - Vignobles Dubourdieu

Le professeur Denis Dubourdieu est considéré comme la vedette de la faculté d’œnologie de Bordeaux. Chercheur à ses heures, il a beaucoup contribué à l’avancée des connaissances techniques. Bien que considéré comme l’instigateur des nouveaux vins blancs secs de Bordeaux, il conseille de nombreux grands domaines de rouges et est un spécialiste des liquoreux. Nous l’avons vu à l’œuvre à l’université: la phrase «ça tombera à l’examen» a dû en empêcher de dormir plus d’un. Mais il n’est pas question aujourd’hui du scientifique, de l’agronome ou de l’œnologue omniscient. Nous nous intéressons au dégustateur, au vigneron et au vinificateur sensible doté d’un large horizon culturel et à l’amateur de littérature et de musique. Avec sa femme Florence et ses deux fils, Jean-Jacques et Fabrice, Denis Dubourdieu est à la tête d’un petit empire, dont font partie les domaines familiaux Château Reynon (Cadillac Côtes de Bordeaux) et Doisy-Daëne (Barsac-Sauternes), Château Haura et le Clos Floridène qu’il a lui-même créé, tous deux situés dans les Graves. Il élève depuis des décennies de grands vins sur le château classé de Doisy-Daëne, mais aussi dans des domaines moins médiatisés. Il met en pratique ses connaissances en vinification de vins blancs au Clos Floridène, où il a créé l’un des plus spectaculaires blancs au monde et fait ainsi mentir tous les critiques, qui avançaient que, la «méthode Dubourdieu» (si tant est que l’on puisse l’appeler ainsi) ne permettait de vinifier que des vins blancs secs de supermarché. Soutenu par sa famille, il s’est même surpassé en 2015 en relevant le niveau de tous ses domaines, sans pour autant laisser la grave maladie qui l’affecte prendre le dessus. Il mérite donc non seulement le titre d’«œnologue de l’année», mais aussi celui de «Personnalité de l’année».

Nicolas Glumineau - Pichon Longueville Comtesse de Lalande

Nicolas Glumineau est un producteur de Bordeaux atypique, qui n’a aucune envie d’être ce que l’on attend d’un directeur de domaine. Cet enfant de la Loire n’a pas suivi de voie toute tracée. Il a entamé une carrière de chercheur, après avoir tourné le dos à ses premières amours et renoncé à devenir chanteur d’opéra. Aujourd’hui, ce fan de The Cure et fi er propriétaire de deux exceptionnelles Fender se console en jouant comme bassiste dans un groupe de rock amateur. Il est arrivé à Bordeaux pour des raisons familiales. Sa femme est la sœur du propriétaire du Château d’Escurac, Jean-Marc Landureau. Après un stage à Haut-Brion, il a obtenu son diplôme à l’école de viticulture de Montpellier. Il a travaillé au Château Montrose, avant de reprendre la direction de Pichon Lalande, que les nouveaux propriétaires, la famille Rouzaud (Champagne Roederer), souhaitaient remettre sur le devant de la scène. 2013 a été son premier millésime: il a pris une décision courageuse en cette année difficile, celle de produire un vin uniquement à partir de Cabernet Sauvignon. Le résultat vaut déjà le détour. En 2014, Pichon Lalande a fait les gros titres et a réintégré sa position au sommet de la pyramide, un exploit renouvelé cette année. Le nouveau chai a peut-être contribué à cette réussite. Mais sans un grand chef, même la meilleure cuisine high-tech ne sert à rien.
Nicolas Glumineau voulait renouer avec les succès du domaine des années 1970 et 1980. Il y est parvenu en un temps record. Nous avons comparé avec lui les millésimes 2014 et 2015 aux millésimes 1996, 1986 et 1982. Si le 1996 se révèle un cran en dessous, tant en termes de style que de technique, les quatre autres vins présentent une homogénéité ainsi qu’une similitude stylistique bluffante. Les millésimes récents aussi bien que les années plus anciennes nous paraissent digne d’un Premier Cru.

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