Entretien avec Frédéric Borloz
Président de la Fédération Suisse des Vignerons
Le vin, ce produit indispensable qui n’est pas de première nécessité
Texte: Alexandre Truffer, Photo: G. Piot
«Il y a un risque, bien réel, que les caves soient encore pleines en septembre et ne puissent tout simplement pas, par manque de place, encaver la récolte 2020.»
L‘épidémie de coronavirus a débuté en mars 2020. Toutefois, la viticulture helvétique connaissait déjà une crise importante. Pouvez-vous faire le point sur la situation avant que ne commence l’épidémie?
L’année 2019 s’est caractérisée par une conjonction de trois événements négatifs. Tout d’abord, le vignoble suisse a connu une vendange généreuse après quatre années de faible production. Il n’y a pas eu de surproduction en 2018, mais une production «normale» qui n’a été affectée par aucun caprice de la météo. Toutefois, la succession de plusieurs millésimes peu productifs a provoqué des pertes de parts de marché pour les vins suisses. Deuxièmement, la nature a été généreuse sur tout le continent européen. Ce qui a poussé de nombreux pays producteurs à débloquer des crédits importants pour la promotion hors de l’Union Européenne, et donc sur le marché suisse. Enfin, on voit un changement de paradigme dans l’organisation des marchés. On constate que les négociants et les grands acheteurs se mettent à travailler en flux tendu et reportent la charge du stock sur la cave. C’est un phénomène relativement nouveau qui a pris une ampleur inattendue. La combinaison de ces trois éléments fait que 2019 ne pouvait être qu’une année difficile pour la viticulture suisse, qui démontre pourtant, dans les concours internationaux, que la qualité des produits helvétiques n’a rien à envier aux grandes appellations étrangères.
Quelles sont les réponses que la profession envisage d‘apporter à cette crise?
Il y a plusieurs courants de pensée dans la profession. La presse s’est fait l’écho de nombreuses demandes faites par les vignerons au Conseil Fédéral. À la Fédération Suisse des Vignerons, nous essayons de canaliser les initiatives pour formuler des requêtes qui ont des chances d’aboutir. Nous défendons une action sur l’importation individuelle qui permette de revenir à la situation antérieure (en 2014, la quantité d’importation autorisée était passée de deux bouteilles à cinq litres de vin par jour et par personne). Nous souhaitons aussi qu’il y ait un meilleur contrôle des «commerces de garages», ces gens qui importent une ou deux palettes par année et qui les revendent à leur entourage. C’est un phénomène peu courant en Suisse romande, mais beaucoup plus important de l’autre côté de la Sarine. Toutefois, ce ne sont pas les mesures phares!
Et quelles sont les mesures phares pour résoudre les problèmes actuels?
À côté de cela, la Fédération Suisse des Vignerons défend la création d’une réserve clima- tique qui permettrait – en mettant de côté une partie de la production des années généreuses que l’on pourrait utiliser dans les années moins productives – d’atténuer le phénomène de perte de parts de marché consécutif à de faibles récoltes. Enfin, et c’est le point qui nous semble le plus important, il y a la question de la promotion. Si on compare l’argent mis à disposition par l’État pour la promotion avec le nombre d’hectares de vigne, la Suisse est moins bien lotie que des pays comme la France ou l’Italie. Il faudrait au moins pouvoir lutter à armes égales avec ses concurrents. Sans cela, il semble impossible de rattraper notre retard. À l’inverse, nous n’envisageons pas d’entrer en matière sur des mesures de contraintes qui pourraient avoir des effets secondaires dévastateurs.
De quelle manière l’épidémie de coronavirus a-t-elle dégradé la situation?
Aujourd’hui, le principal problème vient de l’effondrement du marché. D’un côté, il n’y a presque plus de vente. De l’autre côté, le peu qui subsiste profite aux vins étrangers qui mettent des moyens importants de promotion à la télévision et dans les grands médias. Dans la plupart des cas, cette publicité n’est pas payée par les producteurs, mais par le pays de production. Ce qui complique encore une situation déjà très difficile. Ce gel des ventes dû au coronavirus va décaler le marché dans le temps de deux, trois ou quatre mois. En parallèle, les vendanges ne vont pas être décalées. Il y a donc un risque, bien réel, que les caves soient encore pleines en septembre et ne puissent tout simplement pas, par manque de place, encaver la récolte 2020.
Cela va-t-il se résoudre par une baisse des quotas?
C’est la première mesure qui vient à l’esprit. Cependant, une telle mesure aurait des répercussions catastrophiques pour une branche déjà touchée par deux années très difficiles économiquement. Je crains que cela revienne à décapiter la viticulture suisse. En conséquence, la Fédérations Suisse des Vignerons demande deux choses à la Confédération. Tout d’abord, de changer les règles de financement de la promotion. Le cofinancement dans lequel l’État ajoute un franc pour chaque franc avancé par la branche est effectivement la règle dans la plupart des pays producteurs. Cependant, ces pays ont su adapter ce mécanisme en temps de crise. Il faut que Berne s’adapte aussi. Nous aimerions que le cofinancement passe à deux tiers de fonds publics pour un tiers de fonds privés. De plus, dans l’immédiat, nous demandons à la Confédération de financer à 100% des campagnes massives de promotion pour contrer les grandes campagnes payées par des gouvernements étrangers dans les grands médias helvétiques.
Qu’en est-il de la question du personnel saisonnier?
Nous travaillons avec l’Union Suisse des Paysans afin de déterminer le nombre de personnes nécessaires aux travaux agricoles et quelles sont les périodes auxquelles il faut les faire venir. Il ne faut toutefois pas se voiler la face, c’est un casse-tête. Et ce, pour toute l’Europe, pas seulement pour la Suisse. Prenons par exemple, l’Espagne: ce pays très important sur le plan agricole fait essentiellement venir sa main-d’oeuvre d’Afrique. Avec les mesures de confinement, ces travailleurs du Maghreb ne pourront pas aller en Andalousie ou en Castille. Les entreprises espagnoles feront donc appel à des travailleurs agricoles locaux qui ne pourront pas venir dans les pays du nord. Le tout va créer un effet domino qui nous inquiète beaucoup.
Combien de saisonniers travaillent habituellement dans la viticulture suisse?
On peut parler, en moyenne, d’une personne à l’hectare. Ce qui nous amène à près de 15 000 personnes rien que pour la viticulture. Pour l’heure, nous espérons pouvoir trouver des solutions grâce au système de travail saisonnier. Si ce n’est pas possible, il faudra plancher sur d’autres solutions. On pourrait imaginer, comme cela a déjà été fait dans le passé, que l’assurance-chômage compense la différence de salaire des gens qui accepteraient de remplacer ces ouvriers saisonniers.
Au vu du nombre d‘acteurs touchés par les mesures prises suite à l‘épidémie, les vignerons ont-ils une chance de pouvoir faire entendre leurs revendications auprès de la Confédération?
Il faut reconnaître que le vin est un produit indispensable, mais pas de première nécessité. Il est clair aussi que ce n’est pas une denrée périssable. Une fois qu’il est vinifié et mis en bouteilles, il n’y a pas de date de péremption comme il peut y en avoir sur le lait, les fleurs ou les céréales. Les produits agricoles sont très demandés aujourd’hui, mais pas le vin. C’est donc un secteur qui souffre tout particulièrement. Il faut donc rester prudent. Certaines personnes et certaines régions demandent des mesures drastiques, par exemple liées aux frontières et à leur fermeture. Dans un moment aussi compliqué que celui-ci, où la Suisse dépend de l’étranger pour importer la moitié de sa nourriture, impossible de soutenir ce genre de requêtes sans mettre en péril la population en général. Quand on sait qu’il faut même importer les tests pour le Covid-19, on se rend compte de notre dépendance par rapport à l’étranger. Il est clair que, dans la situation actuelle, la Confédération ne va pas prendre le risque de dire: «en ce qui concerne les vins, on voudrait fermer les frontières, mais on veut continuer d’importer du blé et d’autres produits de première nécessité».