Equation à plusieurs inconnues
Millésime 2019 – Année 2020
Texte: Alexandre Truffer, Photo: gettyimages / Armastas, Siffert/weinweltfoto.ch
Alors qu’une «annus horribilis» se prépare pour la viticulture helvétique, le millésime 2019 commence à être mis en bouteilles sans que la presse ou le public ait pu le déguster. Pour ce dossier, nous avons demandé à quelques acteurs, ayant, de par leur position institutionnelle une vision globale de la situation, de nous donner leur sentiment sur le millésime 2019 et l’année 2020.
Au moment d’écrire cet article, la viticulture helvétique se trouvait face à une situation inédite. La fermeture de tous les restaurants et cafés du pays pour cause d’épidémie ainsi que l’annulation de centaines d’événements a fermé les principaux canaux de commercialisation. Pour beaucoup de vignerons suisses, qui s’enfonçaient déjà depuis une dizaine de mois dans une crise profonde, cette pandémie venue de l’est pourrait constituer un coup fatal. La question de Provins, deux fois cave de l’année et acteur incontournable du marché, dont le destin sera décidé mi-avril, lors d’une votation par correspondance qui remplacera l’assemblée générale, résonne bien entendu comme un symbole de cette crise d’une ampleur inconnue. Pourtant, les coopératives ne sont pas les seules touchées. Comme le disait La Fontaine dans Les animaux malades de la peste: «Tous n’en mourraient pas, mais tous étaient atteints». C’est, d’ailleurs, la caractéristique principale de cette crise. Les producteurs qui vivaient essentiellement de la vente de vrac vont voir les signaux qui étaient à l’orange passer au rouge vif. Quant à ceux qui étaient jusque-là peu touchés par la mévente grâce à une production de cuvées de qualité valorisées en bouteille auprès d’une clientèle de connaisseurs, ils voient aussi les problèmes s’accumuler. Et aussi sympathiques que soient les initiatives à destination des particuliers, il semble peu probable que les «coronapéros» faits en visioconférence puissent compenser la baisse des volumes usuellement commercialisés par les hôtels, les bars et les restaurants. Pour en savoir plus sur les difficultés que l’année 2020 pourrait réserver, nous avons interrogé le président de la Fédération Suisse des Vignerons et conseiller national Frédéric Borloz. Celui-ci répond sans langue de bois en deuxième partie (pages 36 et 37) de ce dossier. Autre dégât collatéral du Covid-19: le millésime 2019. Personne n’a pu le goûter et le commenter étant donné que les manifestations de printemps – à l’image de Divinum et des Caves ouvertes – ont toutes été annulées ou reportées. Ce manque de visibilité se révèle d’autant plus dommage que les responsables des stations viticoles cantonales interrogés dans le premier volet de ce reportage sont tous tombés d’accord pour nous décrire un millésime élégant et expressif qui, selon Corinne Clavien, devrait «remettre du baume au coeur dans cette triste période».
Un millésime élégant et expressif
2019
À quoi ressemble le nouveau millésime? Éléments de réponse avec les responsables des offices cantonaux de la viticulture des cantons de Genève, Neuchâtel, Vaud et Valais.
Fruits exotiques et exubérance
Valais
«Ce sera un beau millésime, s’enthousiasme Corinne Clavien. Les blancs affichent des profils réjouissants, tels qu’on n’en rencontrait plus depuis de nombreuses années. Les spécialités affichent des profils exubérants et typés ainsi qu’un fort potentiel aromatique.» Ce phénomène, sans doute dû au fait que malgré des sondages élevés les raisins ont conservé des forts niveaux d’acidité, concerne bien entendu les cépages aromatiques comme la Petite Arvine. «Les Arvine que j’ai analysées au laboratoire affichaient en général une belle typicité, poursuit l’oenologue cantonale. Plus étonnant encore, de nombreuses Amigne, et même certaines Rèze, avaient des nez dominés par le pamplemousse et le citron. Ces arômes, autrefois assez courants, ont quasiment disparu avec le réchauffement de ces dernières années. 2019 n’a pas manqué de soleil, mais la maturité n’a pas empêché les vins de conserver de la fraîcheur et du dynamisme. À mon avis, ce sera un très beau millésime et ce, également pour les rouges qui affichent des couleurs denses et de belles masses tanniques.» Revers de la médaille, Corinne Clavien reconnaît que ce millésime qui a exigé un suivi minutieux de la part des vignerons – la forte pression de l’oïdium et du mildiou a demandé un tri sévère à la vendange – sera plus hétérogène que 2018. .
Fraîcheur et potentiel de garde
Neuchâtel
«Cela fait trois ans que Neuchâtel est béni des dieux, déclare Yves Dothaux. À la différence d’autres cantons, nous n’avons pas eu de problèmes de mildiou ou d’oïdium. Les raisins sont arrivés dans un état sanitaire impeccable. Comme dans le reste du pays, le millésime 2019 s’est distingué par une floraison tardive, et ce, malgré un débourrement précoce. Étant donné que les vendanges ont lieu, grosso modo, cent jours après la fleur, les vendanges ont eu lieu à des dates que l’on qualifiait autrefois de normales.» Le responsable du laboratoire oenologique de l’État de Neuchâtel ajoute que: «la situation du marché a fait que les vignerons n’ont pas tergiversé avec les limitations de rendement. L’acidité inhérente au millésime et les récoltes relativement faibles permettent d’imaginer que les vins 2019 auront de la fraîcheur et du potentiel de garde. En bref, tout ce qu’il faut pour obtenir un très joli millésime.» Les premières intuitions sur les vins de l’année sont en général confirmées ou corrigées par les dégustations de la Sélection des Vins de Neuchâtel. «Comme celles-ci ont été reportées, je ne peux pas trop m’aventurer, conclut Yves Dothaux. Toutefois, même si le processus de vinification joue un rôle très important pour ce type de vin, la dégustation des Non filtrés a montré que les premiers vins de 2019 affichaient des profils très engageants.»
Équilibre et expression aromatique
Vaud
Le Chasselas des parchets de la station fédérale de Pully est observé par les scientifiques d’Agroscope depuis 1925. En 2019, la floraison a débuté avec quatre jours de retard sur la moyenne des années 1925–2019. Elle s’est terminée cinq jours plus tard, le 24 juin, avec quatre jours d’avance sur la même moyenne. Lors de la véraison, le stade phénologique où les baies commencent à prendre leur couleur définitive, les chaleurs estivales avaient fait gagner au 2019 quatre jours de plus sur la moyenne. Cette avance s’est résorbée à l’automne, puisque les vendanges ont eu lieu le 4 octobre, soit quatre jour avant la date moyenne. Enfin, comme l’indique le bilan du millésime rédigé par Olivier Viret, Jean-Laurent Spring et Vivian Zufferey pour la Revue suisse Viticulture, Arboriculture, Horticulture: «Le 20 septembre, la teneur en sucre du Chasselas à Pully a atteint 66,7° Oechlsés (Oe), soit 20,6°Oe de moins qu’en 2018 et 3,3°Oe de moins que la moyenne à long terme. Ces vingt dernières années, des sondages en dessous de 70°Oe ont été atteints en 2016 (60,7°Oe), 2013 (65,2°Oe) 2008 (69,2°Oe) et 2001 (67,9°Oe).» Si les scientifiques parlent d’un millésime hétérogène, ils concluent leur bilan ainsi: «Les vins en cuve sont très équilibrés, avec une bonne expression aromatique.»
Des vins croquants et bien typés
Genève
Le rapport de l’Office cantonal de l’agriculture et de la nature indique que: «Le millésime 2019 se caractérise par des conditions climatiques nuancées. Après un hiver chaud (février et mars ont été les mois les plus chauds des trente dernières années), la vigne débourre la deuxième semaine d’avril. Le mois de mai a présenté des conditions fraîches et humides. La vigne a pris un retard de 15 jours qui a partiellement été rattrapé durant l’été. Les vendanges ont pleinement débuté la première semaine d’octobre. Le bilan de ces vendanges relativement tardives est positif, des rendements faibles associés à une qualité excellente présagent un millésime de grande qualité». Annabelle Anex-Netz ajoute que la différence entre les millésimes 2018 et 2019 est assez marquante. «Après deux années chaudes, marquées par des forts taux d’alcool, le millésime 2019 se distingue par une fraîcheur et un croquant bienvenus.» Dans cette période de filtration avant les mises en bouteilles, les vins présentent souvent des profils ciselés. «Les blancs offrent une belle typicité variétale, indique encore notre interlocutrice qui officie en tant qu’oenologue au laboratoire cantonal. Les rouges ont un peu moins de structure, un peu moins d’épaule, mais offrent un fruité croquant et précis».