Le milieu du monde
Nord vaudois
Texte: Thomas Vaterlaus, Photo: Siffert/weinweltfoto.ch
Connaissez-vous Bonvillars et les Côtes de l’Orbe? Ces deux petites AOC du Nord vaudois, où les vignobles s’étendent entre les contreforts du Jura et des terres agricoles fertiles, ont brillé par leur discrétion pendant de nombreuses années. La région est aujourd’hui en passe de devenir un eldorado pour les vins rouges de caractère. Gamay, Gamaret, Garanoir & Cie s’y dévoilent sous leur meilleur jour. Si vous passez par là, vous trouverez une douceur de vivre unique, ainsi qu’une passion pour le fromage et la truffe locale, mais aussi un lieu complètement atypique: le milieu du monde.
«Nous vivons comme des coqs en pâte ici, voire mieux», affirme Guy Cousin, vigneron dans l’AOC Bonvillars, avant de nous parler du poisson frais du lac de Neuchâtel. Du fromage à pâte mi-dure local, le «Creux-du-Van». Des frères Alcala, de véritables artisans du goût, qui produisent un jambon affiné 36 mois d’une tendreté extraordinaire issu de porcs laineux qui paissent sur les contreforts du Jura, dans le village voisin de Vaumarcus. Et évidemment des truffes noires, plus courantes ici que dans le reste de la Suisse. Le marché aux truffes de Bonvillars, qui se tient tous les ans à la mi-octobre, lorsque les truffes d’automne ou truffes de Bourgogne (Tuber uncinatum) arrivent à maturité, attire les amateurs de ce champignon précieux de tout le pays. Caveurs, trufficulteurs néophytes, éleveurs canins, gastronomes et gourmets: ils étaient 5000 visiteurs à s’y presser à l’automne 2019 lorsque près de soixante kilogrammes de truffes suisses fraîches se sont vendues en quelques heures.
Si le nom Bonvillars est aujourd’hui plus que jamais associé au vin, on le doit à des pionniers comme Guy Cousin. Issu d’une famille de vignerons qui a toujours vendu son raisin à la coopérative, il mit ses vins pour la première fois en bouteille en 2005. Il produit désormais quelque 50 000 bouteilles par an sur trois terroirs différents du village de Concise. Il se targue aujourd’hui encore, à l’ère du réchauffement climatique, d’être le dernier à vendanger. Ses vins n’en sont que plus imposants. Il accentue encore ce style avec le passerillage, une méthode qui consiste à laisser sécher le raisin à l’air libre. Le sucre résiduel n’a rien de sacrilège à ses yeux et il s’interroge: «Devons-nous laisser l’Aperol Spritz s’emparer de la jeune génération sans combattre?» Avec son vin rouge de prestige, l’Ussaro, composé de Gamaret, de Merlot et de Galotta, entièrement issu de raisins séchés, vinifié en bois neuf et mis en bouteille avec 13 grammes de sucre résiduel, il vise à concurrencer un autre phénomène de mode, à savoir le Primitivo di Manduria… Ce vin arborant 15 degrés d’alcool surprend par son style à la fois plaisant et plein de caractère. Guy Cousin est en outre convaincu que les vins amples en bouche, qu’il produit dans le respect des règles de l’agriculture biologique, sont d’excellents vins de gastronomie. Et de fait, on s’imagine très bien déguster son Pinot Blanc opulent élevé sous bois en compagnie de différents plats à base de truffe. Cette année, Guy Cousin souhaite entamer la construction de sa cave, prévue de longue date. La bâtisse devrait faire 53 mètres de long et être à la fois sobre et fonctionnelle. L’espace de réception donnera sur les doux coteaux de vignes et les prairies, avec le lac en arrière-plan. Après la Cave des Viticulteurs de Bonvillars, un pavé tout de rouge vêtu qui attire tous les regards le long de la route principale, il s’agira du deuxième emblème architectural de cette AOC Bonvillars perdue à l’extrémité du lac de Neuchâtel.
Au pays des seigneurs
Un paysage mélancolique s’offre au regard des visiteurs du Nord vaudois en hiver. Cinquante nuances de brume enveloppent de coton vallées et collines. Un parfum de feuille et de terre humide s’en dégage. S’il est plutôt facile de s’orienter dans la région de Bonvillars – le lac, les contreforts du Jura et les vignes offrent de précieux points de repère –, les choses se compliquent dans les Côtes de l’Orbe en raison de leur topographie. Les douces collines défilent jusqu’au pied des premières falaises jurassiennes au nord. C’est un paysage bien proportionné, tantôt spectaculaire, tantôt banal, tantôt vaste, tantôt étriqué. Les rôles étaient jadis clairement répartis. Au sommet des crêtes du Jura étaient installés les petits paysans et les horlogers qui s’affairaient dans leurs ateliers à régler les rattrapantes, les réserves de marche, les tourbillons volants et les quantièmes perpétuels. En bas, la vallée fertile était la chasse gardée des seigneurs. Les imposantes fermes, les maisons de maître et les châteaux en témoignent et attestent de l’histoire mouvementée, écrite par la noblesse du duché de Bourgogne, les familles patriciennes de Berne et la bourgeoisie vaudoise. Le vin, bien que déjà produit à l’époque romaine, n’a pas acquis de véritable importance. La production a longtemps été vendue en vrac aux grandes maisons de négoce de Lavaux et de La Côte et était commercialisée sous des appellations peu emblématiques. Jusqu’au durcissement des règles de la législation viticole qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, il n’était pas rare que les crus vendus sous des noms comme Féchy, Épesses ou Saint-Saphorin, contiennent des vins de base originaires du Nord vaudois. L’essor actuel de ces deux appellations repose en premier lieu sur la qualité des terroirs favorable à l’élevage de vins rouges. Ainsi, Bonvillars et les Côtes de l’Orbe sont, de ce fait, les seules AOC du canton vaudois qui cultivent beaucoup plus de cépages rouges que de blancs. La qualité en rapide progression des crus rouges s’explique par l’équilibre parfait entre les microclimats et les sols variés. Contrairement aux vignobles du canton voisin de Neuchâtel, dominé par le calcaire jaune, les ceps prennent ici racine dans des colluvions à différentes teneurs en calcaire mêlant marne et argile, mais aussi sable et gravier. En raison de ses excellentes capacités de rétention d’eau, l’argile joue un rôle prépondérant. D’une part, le climat est ici relativement chaud et, d’autre part, les précipitations de 650 millimètres en moyenne par an et par mètre carré figurent parmi les plus faibles de toutes les régions viticoles suisses. En d’autres termes, bien que la vigne pousse ici dans un climat des plus chauds et secs, elle dispose de bonnes réserves d’eau grâce à l’argile et à la marne. C’est ainsi que des vins rouges intenses et amples qui ne manquent pas de structure, ni de fraîcheur parviennent à voir le jour. Tandis que l’essor de Bonvillars dépend encore principalement des impulsions de la coopérative dynamique et innovante qui couvre la moitié de l’AOC, un groupe de vignerons-encaveurs très actifs s’est établi dans les Côtes de l’Orbe. Après le miracle viticole maintes fois raconté du Vully, tout porte à croire que cette petite, mais excellente, région soit en passe de devenir le prochain eldorado de la viticulture helvétique.
Scène viticole innovante
Ici aussi, ce sont surtout les jeunes vignerons qui donnent le la. À l’instar de Pierre-Yves Poget, âgé de 38 ans (Cave Mirabilis), qui élève ses vins à Agiez. Le petit village sur la route menant à Romainmôtier au pied du Jura était jadis connu pour ses producteurs de lait, garants d’un gruyère de qualité. Aujourd’hui, il n’en reste qu’un, mais quatre vignerons se sont installés entre-temps. Pierre-Yves Poget a transformé il y a plusieurs années l’ancienne étable de la ferme familiale en une vinothèque moderne et épurée, où il sert ses meilleurs crus à ses convives. Parmi eux figurent le Chasselas crémeux et bien structuré, élevé sur lies, l’authentique Pinot Noir élevé en inox, le riche Merlot produit en barriques et la meilleure cuvée de cette maison aux multiples talents, l’Eucharis. Plus bas dans la vallée, à Mathod, Valérie Marendaz, âgée de 28 ans (Cave de la Combe Marendaz), fait partie des petits nouveaux. Elle a repris il y a peu le domaine de son père Daniel et convainc depuis lors avec ses vins vigoureux et bien structurés, élevés en bois avec soin à partir de Chardonnay ou de Pinot Noir, ainsi qu’avec ses assemblages habilement composés, comme l’Excellence (Gamaret, Garanoir et Galotta). Toutefois, la maison reste spécialisée dans les vins effervescents fermentés en bouteille, qui mûrissent en partie sur lies pendant plusieurs années. Les dégustations réalisées chez plusieurs vignerons révèlent que le Gamay, dont des clones locaux sont cultivés ici, donne d’excellents crus, qui allient la vivacité propre au cépage à une structure saisissante et, souvent aussi, à une belle ampleur. Les nouvelles variétés suisses, telles que le Gamaret, le Garanoir et surtout le Galotta, produisent également des vins savoureux.
Le vin du milieu du monde
La région des Côtes de l’Orbe ne propose pas le même foisonnement culinaire que Bonvillars, mais qu’à cela ne tienne. Près d’Éclépens, à l’extrême sud de l’AOC, mûrissent par exemple les vins du milieu du monde. Le vignoble du Château d’Éclépens s’étend à proximité de la ligne de partage des eaux entre la Méditerranée et la mer du Nord. En effet, tandis qu’un frêle cours d’eau, le Nozon, entraîne ses eaux vers le Rhin, la Venoge voisine les emmène dans le Rhône. Au 16e siècle, un seigneur a détourné le Nozon pour alimenter son moulin à Pompaples, avant de laisser l’eau reprendre son cours vers le sud dans la Venoge. Mais les habitants du village ne l’entendirent pas de cette oreille. Ils construisirent un canal jusqu’au moulin pour permettre à l’eau de revenir dans son ancien lit. Un tribunal finit par trancher la question en proposant un compromis. Depuis ce jour, une partie des eaux du moulin, qui existe encore, part vers le nord et l’autre vers le sud. Le milieu du monde est ainsi né de la main de l’homme. Il y a plus longtemps encore, c’est ici sur la colline du Mormont, au point le plus faible du massif jurassien, que devait être créée la partie centrale du Canal d’Entreroches pour relier le Rhône et le Rhin. Certains segments de ce canal ont été exploités entre 1641 et 1829 ; les vestiges sont encore visibles aujourd’hui. En 1974, ces canaux remplis de mousse et de lierre ont servi de décor au film «Le Milieu du Monde» tourné par le célèbre réalisateur genevois Alain Tanner. Il a transformé la thématique nord-sud entourant ce lieu magique en une histoire d’amour malheureuse entre un ingénieur et homme politique local conservateur des Côtes de l’Orbe et une serveuse de café italienne fraîchement arrivée employée au buffet de la gare. Il est peu probable qu’elle ait servi des vins locaux à cette époque. Les vins de table étaient alors des vins vendus en vrac à l’origine indéterminée. Il en serait autrement aujourd’hui. Les aubergistes et les hôteliers des Côtes de l’Orbe se montrent fiers des vins qui mûrissent aux alentours. Ils sont la promesse – béni soit le réchauffement climatique – d’un charme méridional allié à une précision germanique. N’y aurait-il pas matière à réaliser un nouveau film?
Côtes de l’Orbe
Domaine Christian Dugon
Dompteur de nouveaux cépages
À Bofflens, où se trouve la ferme de Christian Dugon, le visiteur est accueilli par la mélancolie des contreforts jurassiens, mais aussi par Canelle, l’imposant Bouvier bernois, dont la taille n’a d’égale que sa gentillesse. Tout est tranquille dans ce village de 192 âmes, où les anciennes fermes se tiennent à une distance respectable les unes des autres. Le dernier bistrot a fermé ses portes il y a dix ans déjà, la petite épicerie l’an dernier. Le vigneron a tout le loisir de se consacrer au vin. Christian Dugon en profite d’ailleurs pour cultiver des céréales et du maïs sur 45 hectares et élever des vaches de race Aubrac. Ses 7500 ceps de vigne ne se situent pas près de la ferme, mais plus bas sur des parcelles dominées par des sols de marne jaune recouverts de gravier. Il y produit des vins saisissants à partir de nouvelles variétés, comme le Nerolo (Nebbiolo x Gamaret), le Cornarello (Humagne Rouge x Gamaret) ou le Merello (Merlot x Gamaret). Tous les vins de Christian Dugon allient ampleur, maturité et élégance dans une impressionnante harmonie.
Doral 2017
17 points | 2020 à 2025
La preuve que cette variété de Changins de 1965 issue du Chasselas et du Chardonnay est tombée à tort dans l’oubli. Arômes de coing et de pomme mûre, de nobles épices aussi. Épicé, crémeux et frais en bouche.
Cornarello 2017
17.5 points | 2020 à 2027
Aromatique complexe de baies rouges et noires, garrigue, des notes minérales de craie et de beaux accents épicés aussi. Dense et opulent en bouche, ample et gourmand.
Nerolo 2017
17.5 points | 2020 à 2028
Ouah ! quel vin pour des vignes âgées de huit ans seulement! Le croisement de Nebbiolo et de Gamaret séduit par son tempérament turbulent. Baies noires, fleurs, herbes, belles épices. Vigoureux et vif en bouche.
Bonvillars
Cave des Viticulteurs de Bonvillars
Un Galotta pour une table étoilée
Le nom de la coopérative de Bonvillars est inscrit sur fond rouge. On ne peut pas le manquer: le bâtiment cubique moderne écarlate de la coopérative trône à l’entrée du village. Une teinte aussi flamboyante que les cheveux d’Olivier Robert, maître de chai depuis 2009, qui élabore avec talent et brio des vins qui sont élevés sous bois pour 60% d’entre eux. Olivier Robert, victime d’un grave accident de moto dans sa jeunesse, a perdu un bras, mais s’est battu pour reprendre le dessus. Pendant sa convalescence, il a fait la connaissance de différentes personnes du secteur viticole, ce qui l’a décidé à suivre une formation d’œnologue. Avec la directrice Sylvie Mayland, il est responsable de l’essor spectaculaire de cette coopérative, qui a bien failli fermer ses portes il y a une vingtaine d’années. Cette réussite est due aux vins francs, frais et équilibrés proposés. Olivier Robert, qui est aussi un cuisinier amateur passionné, a vu son plus grand rêve se réaliser lorsqu’il a commencé à travailler avec Franck Giovannini, le chef de «L’Hôtel de Ville» à Crissier. Son Galotta adoubé par le triple étoilé envoûte par son fruit noir, ses tanins vigoureux et sa vivacité. C’est le compagnon idéal des gibiers du chef Giovannini, mais pas que!
Chasselas L’Arquebuse Grand Cru 2018
16.5 points | 2020 à 2023
Notes florales, mais aussi d’agrumes. Très pur. Plein de finesse en bouche, presque virevoltant grâce à sa pointe d’acide carbonique. Chasselas tout en fraîcheur.
Gamay Cœur de Presse 2018
16.5 points | 2020 à 2023
Baies rouges fraîches, accompagnées d’herbes, d’amandes et d’un soupçon de poivre. Très fruité aussi en bouche, croquant et sans fioritures dans le bon sens du terme. Un plaisir!
Galotta Gourmand Sélection 2017
17.5 points | 2020 à 2027
Quatre barriques sur 25 ont été sélectionnées par le chef triplement étoilé Franck Giovannini pour donner naissance à ce vin. Fruits des bois noirs, cerise, fraîcheur et tanins fins encore présents. Superbe vin.
Côtes de l’Orbe
Cave du Château de Valeyres
Un pionnier talentueux
L’affirmation est très claire et atteste de la confiance en soi croissante des vignerons: «Ici, nous ne sommes pas au nord du canton de Vaud, mais dans les Côtes de l’Orbe», déclare Benjamin Morel, vigneron et propriétaire d‘une maison de maître aux allures de château, achetée jadis par son grand-père. Ce dernier, alors avocat à Lausanne, travaillait aussi pour des vignerons. Séduit par ce métier, il a fini par racheter ce domaine en 1945. Son petit-fils fait aujourd’hui figure de porte-drapeau de la région. Avant de reprendre le flambeau en 2002, il a travaillé au domaine Salwey dans le Pays de Bade, ainsi que dans la Napa Valley. Il doit sa réussite actuelle à un concept d’exploitation inhabituel. En effet, le vigneron de 44 ans cultive ses vignes en partenariat avec trois autres viticulteurs. Avec son partenaire Frédéric Hostettler, il sélectionne ensuite les plus beaux lots des vendanges afin de produire, entre autres, les crus de sa prestigieuse gamme «Confidentiel». Benjamin Morel voit un potentiel particulier dans le Gamay, grâce aux nouveaux clones désormais disponibles. Mais selon lui, le Merlot et les nouvelles variétés suisses sont encore plus prometteurs.
Gamay Confidentiel 2018
17 points | 2020 à 2025
Élevé avec soin en barriques, ce Gamay se veut encore discret, mais élégant. Fruits des bois, réglisse et notes florales. Dense en bouche, d’une ampleur étonnante, mais frais.
Pinot Noir Confidentiel 2018
17.5 points | 2020 à 2028
En 2018, année exceptionnelle, de nombreux Pinot étaient trop riches, pas celui-ci. Arômes de baies fraîches, d’herbes des prés, de sous-bois et un soupçon de terre et de fumée. Vigoureux en bouche, soutenu par une acidité fraîche et juteuse.
Merlot Confidentiel 2017
18 points | 2020 à 2028
Bénis soient les terroirs où Pinot et Merlot se montrent sous leur meilleur jour! Fruit de baies noires charnues, livèche, une pointe de poivre. Beaucoup d’élégance et de structure en bouche aussi.