Silvaner
Les 360 ans d’une star
Texte: Harald Scholl
Dans le monde du vin, les évolutions tirent souvent en longueur. C’est dû à la nature même de l’activité viticole, qui ne permet qu’un essai par an. Il a fallu presque 360 ans avant que le Silvaner, ce cépage souvent moqué, devienne une star. Il est passé par tous les états d’âmes possibles, car cette variété a longtemps été privilégiée pour ses rendements prévisibles et son fruit agréable. Des vignerons passionnés montrent que les nouvelles techniques et une prise de conscience de sa valeur offrent des possibilités insoupçonnées.
Les petites phrases disent parfois les choses avec une précision étonnante alors que, ou justement parce qu’elles sont minimalistes. Lors d’une visite d’une de ses parcelles de Maustal, Ulrich «Uli» Luckert, du domaine Zehnthof, a un jour dit aux journalistes: «Le fruit, c’est kitsch!» Cette citation qui lui colle à la peau décrit parfaitement la situation actuelle du Silvaner. Ces quinze dernières années, l’honnête et productif cépage est devenu un insolent concurrent qui met sous pression la star des cépages allemands, le Riesling, surtout pour les vins secs. Ceux qui ont eu la chance de goûter les crus Zehnthof 2018 tout juste terminés savent de quoi il retourne. Des vins transparents, rigoureux, très équilibrés, avec de fines notes minérales qui rappellent le silex. Ces vins sont encore tous en fût et non sulfités, ce qui signifie que la note de soufre, souvent taxée de «minéralité», ne peut pas être le fruit d’influences extérieures.
C’est tout de même étonnant de voir comment notre cépage a évolué. Le style très fruité et un peu gras a pratiquement disparu. Le Silvaner, qui ne change que dans les millésimes d’exception de certains vignerons comme 2015, devient baroque et opulent. C’est surtout en Franconie que le style aromatique a évolué. Aujourd’hui, celui qui cherche un vin de table polyvalent et apprécie une bouche précise et légère trouvera son bonheur dans la région. Il n’est donc pas très étonnant que notre variété donne des vins qui soient demandés dans la haute gastronomie scandinave et, désormais, dans la nouvelle gastronomie allemande, orientée vers la pureté des arômes. Les producteurs comme Paul Weltner (Rödelsee), Rainer Sauer (Escherndorf) ou Max Müller I (Volkach) figurent sur de nombreuses cartes des vins ambitieuses. De plus, en Allemagne, les meilleurs Silvaner de Rudolf May (Retzstadt) ou le domaine Schmitt’s Kinder (Randersacker) sont toujours les stars des dégustations. Jusqu’à peu, ces noms n’étaient connus que des spécialistes.
Discrétion et sensibilité
Le Silvaner n’a rien d’un cépage simple. Son rendement est certes prévisible, ce qui a fait le bonheur des vignerons à une époque où le climat était plus froid. Cependant, ses grains ont une teneur élevée en pectine, ce qui pose un problème lors du pressurage car le jus peut devenir visqueux. D’un autre côté, la pectine a ses avantages, parce qu’elle rend la peau des grains élastique, ce qui constitue un avantage pour affronter les grosses chaleurs estivales de plus en plus fréquentes. Et, pour le dire simplement, ce qui est élastique s’abîme moins vite. Les coups de soleil ou les fortes précipitations ne représentent ainsi pas un problème.
C’est différent pour le Riesling, dont les grains peuvent éclater par forte pluie, avec pour résultat l’apparition de Botrytis, qui reste bien toléré jusqu’à une proportion de 10 à 20%. A l’inverse, le Silvaner supporte mal le champignon; il doit absolument être récolté sain pour garantir la pureté du vin produit. C’était le cas en 2018, où les raisins étaient presque partout parfaits. Un coup de chance! Cependant, c’est au moment de la récolte que le vigneron se retrouve face à de véritables défis. A un certain degré de maturité, le Silvaner commence à grossir. Il peut devenir bouffi et lourdaud à cause de son acidité relativement faible. Idéalement, le jus ne devrait donc pas afficher 100 degrés Oechsle sur le réfractomètre, mais plutôt 92 à 95 degrés. Et le moût peut reposer un peu. Cela réduit non seulement la teneur en pectine, mais fait aussi ressortir les tanins des pépins et de la peau. Or les tanins légers siéent parfaitement au Silvaner.
En pleine (r)évolution
La dynamique entourant le Silvaner est étonnante. Le cépage et les crus évoluent, les vignerons aussi. De célèbres domaines comme celui de Hans Wirsching changent de style, abandonnant leurs vins opulents, aux notes de fruit jaune parfois baroques, pour commencer à expérimenter des cuvaisons plus longues. Les vignerons comme Christian Ehrlich de «3 Zeilen» y voient une opportunité et commencent leur carrière avec de minuscules parcelles. Les jeunes Andi Weigand, Tobias Hemberger ou Lorenz Neder apportent de nouvelles idées aux exploitations parentales. Cela ne vaut pas que pour la Franconie: les choses évoluent aussi dans la Hesse rhénane, qui reste la région reine de cette variété.
Michael Teschke élève son «Silvaner» aussi naturellement que possible, en acceptant un léger trouble et une certaine oxydation. Cela peut parfois poser problème aux amateurs qui n’y sont pas habitués. Pas moins intéressants mais plus traditionnels: les crus du domaine Thörle, où se démarquent les sélections parcelleraies de Saulheimer Probstey. Enfin, le Silvaner cultivé sur le calcaire coquillier du Palatinat dans le domaine Porzelt de Kirchberg vaut la peine d’être dégusté. Mais là aussi, les paramètres élémentaires sont les mêmes qu’en Franconie: sol calcaire coquillier, rendement modéré, fermentation longue. C’est la nouvelle règle de trois du Silvaner. Et la garantie que le cépage continue d’aller de l’avant. Car en dehors du Silvaner, les autres cépages de la région ne peuvent, pour l’heure, jouer que des seconds rôles.
Ici, on pense les vins de demain
Le Silvaner permet l’expérimentation. Avec ce véné- rable cépage, les jeunes vignerons se lancent dans des opérations inédites, le font fermenter, le mettent dans du béton, du granit, voire des amphores, et attendent de voir ce qu’il se passe. Au premier abord, cela peut sembler être de la «bricole», mais c’est le résultat d’un processus ciblé.
En Franconie, l’expression «C’est comme l’œuf de Colomb, il fallait y penser» prend tout son sens. L’œuf, ici une cuve ovoïde en béton, est une idée très judicieuse. L’un des premiers vignerons à les avoir utilisées pour son Silvaner est Daniel Sauer en 2008. Son cru «Ab ovo» (sorti de l’œuf), figure depuis des années dans le top 10 des Silvaner du guide VINUM. La micro-oxygénation facilitée par les propriétés du béton, associée à la supposée circulation dans l’œuf, crée des vins souples offrant notes d’herbes et de condiments ainsi qu’un potentiel de garde stupéfiant. Même le millésime inaugural de 2008 reste aujourd’hui encore excellent à la dégustation, possède de l’énergie et de la finesse. Entretemps, Daniel Sauer a fait installer trois cuves en béton, tant la demande en «Ab ovo» est grande.
Tout près de là, de l’autre côté du Main, Manfred Rothe place le meilleur de sa récolte de Silvaner dans des kvevris géorgiens. Il l’admet lui-même, il a dû dépasser ses propres résistances: «Il faut déposer le meilleur, le plus beau et le plus sain des raisins récoltés dans une amphore et attendre. Sans rien faire, sans possibilité d’ajustement, rien. C’est assez difficile», avoue ce pionnier du bio. Il en sort un vin orange ressemblant à ceux de Géorgie. C’est surtout les tanins qui ressortent: en dégustant un «Kvevri» à l’aveugle, on croirait boire un vin rouge.
Oser davantage
Les vins cités représentent deux à trois pourcents de la production, guère plus. Mais ils sont d’une importance cruciale car ils montrent concrètement ce qu’on peut accomplir avec un Silvaner: fermentation spontanée, cuvaison ciblée et abandon de la fermentation malolactique pour préserver l’acidité. La fermentation spontanée est idéale avec le Silvaner pour obtenir des notes empyreumatiques. Non seulement ce style sied parfaitement à notre variété, mais il améliore en plus sa longévité.
L’élevage en fût joue aussi un rôle: le passage dans de grands tonneaux anciens a un effet positif sur le vin. Ces élevages sont en général apportés de manière ciblée à des sélections parcellaires, ce qui produit une large gamme de crus différents issus de ce cépage. Les régions comme la vallée de la Tauber ne font pas exception. Stephan Krämer y élève son Silvaner Silex presque sans rien faire et le vend comme vin de pays parce qu’il refuse de se prêter au jeu des dégustations d’appellation. Bien plus qu’auprès des amateurs de vins dans les grandes villes, c’est auprès des urbains branchés que les vins de Stephan Krämer cherchent à se démarquer. En effet, les créateurs du Silvaner 2.0 s’y connaissent en marketing. Au moins autant qu’en œufs!