Effervescents anglais
A Bubbly, please!
Texte: Eva Dülligen,Photo: iStock /Alessandro Biascioli
Autrefois totalement inconnu, le vin effervescent anglais fait le buzz depuis quelques années. Le climat de plus en plus clément dans les régions viticoles d’outre-Manche n’y est pas étranger. Lors de notre périple qui nous a conduit sur des domaines emblématiques, comme Nyetimber, mais aussi chez des géants méconnus, tels que Exton Park, nous avons cherché à comprendre le pourquoi du succès de ces sparklings.
Si ces satanés Anglais n’étaient pas si polis, ils nous auraient sans doute tordu le cou. Mais on se devait de comparer leur quête effrénée du style champenois à la chasse à courre au renard organisée jadis par l’aristocratie britannique et de leur demander quelles risquaient d’être les répercussions du Brexit sur le secteur viticole local. Sans parler du dérèglement climatique, qui entraîne une hausse de la température moyenne dans les vignobles de l’île et éveille l’intérêt d’investisseurs champenois pour les vins du Sud de l’Angleterre: 300 kilomètres seulement séparent les falaises crayeuses de Douvres de la Champagne, deux régions aux terroirs proches et aux sols riches en calcaire. Le Hampshire, le Sussex et le Kent font la part belle aux cépages classiques des alentours de Reims (Chardonnay, Pinot Noir et Pinot Meunier). Les vins reposent souvent sur lies et mûrissent parfois dans du chêne bourguignon avant la fermentation en bouteille.
Les propriétaires des domaines, fervents défenseurs de la méthode traditionnelle, sont souvent épaulés par des œnologues de l’Hexagone. Que s’est-il passé depuis la diatribe d’un critique britannique, qui comparait les vignobles anglais aux plantations de thé de Cornouailles, affirmant qu’ils étaient aussi importants pour le Royaume-Uni – sans parler du reste du monde – que les îles Falkland pour l’industrie automobile? Bon nombre de connaisseurs savent désormais que les vins effervescents anglais décrochent de meilleures notes que les Franciacorta italiens, les Crémant français et même certains Champagne lors de dégustations internationales à l’aveugle. On sert maintenant du vin effervescent anglais lors des réceptions au 10 Downing Street, comme en First Class des avions de British Airways. Le Prince William et Kate Middleton ne sont pas les seuls à sabrer des sparkling du Kent à leur mariage. Certaines tables de luxe au Japon, en Scandinavie et à Hong Kong font de plus en plus souvent appel aux bulles britanniques, surtout en format magnum. Nous avons mené l’enquête dans les domaines du Sussex et du Hampshire pour découvrir les raisons de l’essor de ces «bubbly».
Exton Park, Exton/Hampshire
La Coco Chanel du vin anglais
A quelques miles de Hattingley, nous rencontrons Corinne Seely, œnologue en chef du domaine Exton Park. Contrairement à Emma Rice (voir page suivante), cette grande dame originaire de Beauvais renonce à la fermentation malolactique: «Nous voulons retrouver une authenticité parfaite dans le verre». A l’inverse de sa consoeur, elle n’achète pas de raisin de North Summerset à Dorset, mais privilégie les récoltes (60% de Pinot Noir et 40% de Chardonnay) d’une poignée de producteurs triés sur le volet. Avec ses sourcils en forme de faucille et ses lèvres minces, elle est un peu la Coco Chanel du vin effervescent. Enfin, seulement du mauvais côté de la Manche. Elle se souvient avec nostalgie de ses années à Paris où, alors étudiante en géologie, elle se nourrissait de baguette, de vin rouge bon marché et de camembert. Une fois diplômée en œnologie, elle a d’abord loué ses services au Domaine de Chevalier à Bordeaux, avant de travailler comme œnologue conseil et d’atterrir au domaine Exton Park de Malcom Isaac en 2011. En cette journée pluvieuse de mars, un rosé à la bulle généreuse est servi sur des fromages de la région. Ce rosé doit son côté espiègle au Pinot Meunier qui, de l’avis de Corinne Seely, préfère les sols calcaires du Hampshire. «Si vous voulez tout savoir, il tire son acidité du Chardonnay et sa douceur du Pinot Noir», précise-t-elle, tandis que nous le dégustons sur un bleu onctueux qui révèle la salinité océanique marquée de ce rosé. Corinne Seely sourit, repose son verre et lance: «Malgré tout le respect que j’ai pour lui, je ne suis pas là pour faire une pâle copie du Champagne».
«Les sparklings du millésime 2018 font partie des meilleurs vins de l’histoire des effervescents anglais.»
Corinne Seely
Hattingley Valley, Arlesford/Hampshire
La vie n’est pas toujours rose
Ici, on fait avec les aléas de la vie. On est au domaine Hattingley Valley, le GPS ne s’est pas trompé, même si les bâtiments ressemblent à une ferme et qu’Emma Rice nous invite, les bottes pleines d’argile, à entrer dans une salle de dégustation dont les meubles de style colonial dégagent une atmosphère un rien désuète. Quand on lui demande ce qui l’a amenée au vin effervescent, voici ce qu’elle répond: «A dix-huit ans, je suis allée à une fête. Un double-magnum de Krug 1979 était servi en apéritif. J’ai encore le goût de ce Champagne dans la bouche.» C’est ce séisme gustatif qui a conduit la quadragénaire à la maison de négoce bordelaise Domaine Direct. Elle a ensuite travaillé comme rédactrice spécialisée pour Hugh Johnson et obtenu le titre d’œnologue au Plumpton College. En parallèle, elle est partie explorer le monde viticole dans des domaines californiens et australiens. Elle y a appris les erreurs à ne pas commettre quand on dirige un domaine, comme gérer le bois de manière chaotique ou «se restructurer au moment des vendanges». Depuis 2008, elle crée ses propres vins dans l’est du comté de Hampshire, une région, consacrée des décennies durant à la culture de cépages germaniques (Reichensteiner ou Bacchus), destinés à la production de vins tranquilles acides. Aujourd’hui, plus des deux tiers des vendanges anglaises sont dédiées à l’élaboration de sparklings. Emma, qui tire chaque année plus d’un demi-million de bouteilles de Blanc de Blancs et de Blanc de Noirs de ses 25 hectares, révèle avec élégance son partenariat avec Vranken-Pommery sous la marque «Louis Pommery». Des fûts bourguignons usagés sont spécialement utilisés pour les deux Pinot. «Contrairement aux vignerons champenois, nous ne sommes soumis à aucune tradition. C’est nous qui les créons.»
«Il est difficile de déga-ger une marge avec du vin tranquille anglais. Il est trop cher à pro-duire. Le sparkling, en revanche, est moins coûteux et a davantage de sex appeal.»
Emma Rice
Hambledon Vineyard, Hambledon/Hampshire
Zéro dosage britannique
Les vins effervescents d’Hambledon portent aussi l’empreinte d’un Français. L’œnologue Felix Gabillet s’emploie à améliorer la qualité et l’image du domaine. Il a pour objectif de se hisser au niveau de «Nyetimber», la référence internationale en vin effervescent du Sussex. Le domaine cherche à passer de 100 000 bouteilles produites par an à 500 000. Objectif à moitié atteint. «Un hectare de terre se négocie ici à 50 000 euros environ, soit un million de moins qu’en Champagne», indique le jeune homme, qui élabore aussi des vins effervescents dans la vallée de la Loire. Ces petits prix ont amené Vranken-Pommery à faire l’acquisition de vignobles à Pingleston, dans le Hampshire. Pierre-Emmanuel Taittinger a planté une quarantaine d’hectares de vignes à Canterbury, dans le Kent, pour la production d’effervescents au domaine Evremond. Les premiers «Champagne» issus des sols calcaires du Sud de l’Angleterre devraient faire leur arrivée d’ici cinq à six ans. Les baies de Chardonnay et de Pinot Noir mûrissent mieux sous l’effet du réchauffement climatique. En 2018, tout le secteur du sparkling a profité de la canicule estivale record: les trois cépages traditionnels ont développé moins d’acidité, ce qui s’est traduit par un meilleur équilibre à la dégustation.
Reims rachète le Kent
Les grands pontes d’Epernay se réjouissent des prix à l’hectare et de la montée en puissance de son terroir. En dépit de la cannibalisation, qui incite la clientèle plus jeune à se détourner du Champagne, ils croient pouvoir atteindre un nouveau public avec des bulles plus abordables (par rapport à celles élaborées dans l’Hexagone). Hambledon, de son côté, tire parti du réchauffement et, surtout, du nouvel intérêt des insulaires pour les produits locaux.
Hambledon figure parmi les plus anciens vignobles commerciaux d’Angleterre. Ceux-ci sont ancrés dans une région plus liée qu’aucune autre au cricket, véritable sport national (on retrouve d’ailleurs l’emblème de ce sport kafkaïen sur l’étiquette bleu métallisé des bouteilles du domaine). Le général Salisbury-Jones a fondé le domaine en 1952. Dans l’espoir de concurrencer le Riesling de la Moselle avec du Siegerrebe et du Reichensteiner, en vain. Même les Britanniques préféraient le Liebfrauenmilch allemand aux vins tranquilles très acides de leur île. A défaut de vin tranquille, on peut désormais trinquer avec une gamme de vins effervescents qui s’étend de la Classic Cuvée au Non Dosage. Mais, chaque début d’année, le gel menace. Lorsque le thermomètre affiche -2°C, le seuil critique, on installe de grands poêles entre les rangs pour protéger les ceps. Puis arrive l’été. En 2018, c’était celui de tous les records! Au rythme où vont les choses, certains s’imaginent déjà cultiver du Chardonnay en Ecosse. «Presque tous les domaines du Sud de l’Angleterre ont commencé à vendanger à la mi-septembre l’année dernière et non début octobre. 2018 sera un millésime fantastique», s’enthousiasme Felix, avant de servir son «Dosage Zero» 2018. Ce Blanc de Blancs développe un équilibre saisissant entre acidité et sucrosité. Mais aussi une bulle délicate, des notes de crème anglaise, de feu de camp et de brioche. Ce breuvage à la robe or pâle n’est hélas qu’un test. Il est tiré à 2500 exemplaires, réservés à une poignée d’acheteurs sélectionnés, pour voir si le rêve de zéro dosage d’un Français exilé a un avenir en Angleterre. «Depuis cinq ans environ, personne ici n’a à rougir de commander un sparkling au restaurant. La Classic Cuvée offres d’excellentes possibilités d’accords: des huîtres au burger de luxe.» Comme nul n’est prophète en son pays, ses vins n’ont pourtant pas encore leur place sur la carte des vins du plus célèbre bar à Champagne londonien, le Bubbledogs.
Nyetimber, West Chiltington / West Sussex
L’acidité n’est pas un privilège
«L’acidité anglaise est différente de celle que l’on trouve en Champagne», explique Cherie Spriggs. Les jardins que l’on découvre depuis la salle de dégustation au travers de grandes portes vitrées ne pourraient pas être plus anglais. «L’acidité aiguë que nous connaissons tient à notre situation géographique et donc à notre climat plus frais, mais aussi à la teneur en calcaire des sols du Hampshire et du Kent.» L’acidité est une condition essentielle chez les producteurs de vins effervescents. Nyetimber, le domaine phare de 170 hectares réparti entre le Hampshire et le Sussex, en est pleinement conscient. Il est d’ailleurs sur le point d’acheter de nouvelles terres dans le Kent.
Il y a onze ans, le propriétaire néerlandais, Eric Heerema, a recruté l’œonologue canadienne Cherie Spriggs. Cette dernière s’est vite rendu compte que la fermentation malolactique était incontournable. Le raisin de la région est, certes, pourvu d’une acidité très croquante, mais il ne faut pas non plus abuser des bonnes choses. «La fermentation malolactique est un moyen naturel de garantir l’équilibre du vin.» La structure cristalline ainsi que les accents de cassis et de mousse de framboise du Rosé 2010 prouvent que Cherie Spriggs, première femme à avoir été élue IWC Sparkling Winemaker of the Year, maîtrise cet exercice d’équilibriste. Elle a assemblé un tiers de Chardonnay et deux tiers de Pinot Noir pour réaliser son effervescent. Et associé ces deux cépages à parts égales, agrémentés de 10% de Pinot Meunier dans sa version blanche. En remontant à la surface, les minuscules bulles transportent des arômes d’amandes torréfiées et des notes de levure. On a l’impression d’entrer dans une pâtisserie. Pour Brad Greatrix, époux et collègue de Cherie, le Pinot Meunier confère un fruit subtile au vin effervescent et l’arrondit. Brad aussi est canadien, le couple fait figure de successeurs des fondateurs de Nyetimber, Stuart et Sandy Moss, aujourd’hui à la retraite. Au milieu des années 80, ces Américains de Chicago ont fait connaissance d’un homme de la région lors d’un voyage au Royaume-Uni. Il leur a montré le potentiel des sols de Greensand dans le Sussex. Convaincu, le couple achète une propriété, que Henry VIII avait offert en 1536 à son épouse Anne de Clèves, et la transforme en domaine viticole, dont les sparklings sont proposés en apéritif par le chef étoilé Heston Blumenthal au «Dinner» de New York et exportés de la Norvège au Japon.
En ce qui concerne le marché de l’Europe continentale, Nyetimber voit un peu moins la vie en rose. L’imminence du Brexit pèse tant sur la livre britannique que les prix des importations baissent sur le continent, ce qui ne fait pas l’affaire des créateurs de sparklings. A contrario, la baisse du pouvoir d’achat des Britanniques les incite à se tourner de plus en plus vers des produits locaux. Le véritable problème serait la difficulté à recruter de la main-d’œuvre bon marché en cas de Brexit dur. «Nous recourrons depuis des années aux services d’une équipe de saisonniers d’Europe de l’est avec d’autres domaines. Ils disposent de logements fixes, sont aguerris aux vendanges et travaillent à des tarifs modérés», explique Ben Kantsler, maître de chai chez Nyetimber. Ben a bien du mal à s’imaginer, même avec tout l’humour anglais, que des Britanniques puissent accepter ces conditions. Même en cas de renchérissement, le domaine pourrait toutefois toujours compter sur les riches gourmets anglais, qui sont toujours les deuxièmes consommateurs de Champagne au monde, après les Français.
«Nous ne voulons pas révolutionner, mais réformer le travail à la vigne et en cave.»
Brad Greatrix