Profession: pépiniériste

À l’origine de tout

Texte: Anick Goumaz, Photo: Alan Humerose / Rezo.ch

Les pépiniéristes opèrent dans l’ombre, mais ils représentent un maillon crucial de la production vitivinicole. Ce métier peu connu demande une extrême minutie tout au long d’une vingtaine d’étapes permettant de préparer les futurs ceps de nos vignes. Du canton de Neuchâtel jusqu’en Argovie, en passant par les cantons de Vaud et du Valais, nous avons rencontré quatre des plus grands pépiniéristes viticoles suisses.

Dans la grande famille des métiers du vin, le premier qui vient à l’esprit est bien sûr le vigneron. L’œnologue le suit de près, avant le caviste, le sommelier et toute une ribambelle de profils dédiés plutôt au produit fini, à sa promotion et sa commercialisation. Comme au sein de chaque famille, elle a ses oubliés. Les pépiniéristes en font malheureusement trop souvent partie. Dans la plupart des esprits, le pépiniériste désigne d’abord l’horticulteur qui aide à sélectionner les plantes d’une nouvelle haie ou les arbres du verger. Mais peu de personnes, même parmi les grands amateurs de vin, connaissent les pépiniéristes qui sont pourtant à l’origine du matériel végétal de nos vignobles. Sans eux, pas de vin.

L’association Pépinières Viticoles Suisses (PVS) compte 28 membres. Mais six entreprises occupent presque la totalité du marché. Plusieurs d’entre elles datent de seulement quelques années après l’arrivée du phylloxéra dans notre vignoble. Elles sont donc plus que centenaires. Parmi elles, la pépinière des Frères Dutruy, à Founex, dans le canton de Vaud. Tandis que Julien se consacre principalement à la production vitivinicole, son frère aîné, Christian, dédie la majorité de son temps à la pépinière. Celle-ci représente cinq hectares du domaine, 40% du chiffre d’affaires et 780 000 greffes par année. De quoi planter près de 70 hectares de vigne. C’est l’un des chiffres les plus hauts de Suisse. Mais sa particularité réside surtout dans le fait qu’elle est l’une des seules du pays à cultiver elle-même ces fameuses vignes américaines pour les porte-greffes. «Notre production couvre environ la moitié de nos besoins en porte-greffes», précise Christian Dutruy. Il importe l’autre moitié. En été, une balade sur les chemins serpentant à proximité du domaine des Frères Dutruy, à Founex, vaut vraiment le détour. C’est l’un des rares lieux en Suisse, si ce n’est le seul, où l’on peut observer cette vigne américaine. Ces buissons restent au raz du sol et les sarments colonisent petit à petit toute la surface en rampant comme ses cousines de la famille des lianes.

«Les pépinières suisses couvrent 50% des achats de plants en Suisse.»

Matthieu Vergère, directeur de Multiplants

En voilà une découverte pour nous, qui buvons suisse! Nos verres de Chasselas ou de Pinot Noir comprennent pour ainsi dire tout de même une petite part d’exotisme, puisque la majorité des porte-greffes viennent de l’étranger. Chez les pépiniéristes, ce qui manque, ce n’est pas l’envie de cultiver eux-mêmes leurs porte-greffes, c’est la surface et la main d’œuvre. Par exemple, si les Frères Dutruy produisaient eux-mêmes la totalité de leur portegreffes, ils devraient y consacrer huit hectares. Une surface importante, qui engendrerait en plus de lourds travaux d’entretien. Et qu’en estil des plants? Suivent-ils le même ratio que le marché du vin en Suisse, à savoir 35% de vins indigènes pour 65% de bouteilles venues de l’étranger? Président des pépiniéristes suisses et directeur de Multiplants, à Vétroz (VS), Matthieu Vergère répond: «Les chiffres actuels ne sont pas très représentatifs, car nous vivons une époque où les surfaces diminuent au lieu d’augmenter. Mais nous estimons que les pépinières suisses couvrent 50% des achats de plants dans le pays. En Valais, je remarque que la clientèle revient et je l’encourage à continuer. La concurrence étrangère est très forte. Elle casse les prix. Notre avantage, ce sont nos cépages bien de chez nous. Et les exigences sanitaires dans notre pays sont beaucoup plus élevées qu’ailleurs. Le client a quand même peur de prendre du matériel végétal à l’étranger à cause des garanties sanitaires.» Pépiniériste à Würenlingen, dans le canton d’Argovie, le conseiller national Andreas Meier regrette que notre pays soit si strict: «C’est très coûteux, surtout pour les plus petites pépinières. Les lois étrangères vont dans la même direction, mais les contrôles ici sont très rigoureux.» Andreas Meier, qui pense transmettre son entreprise à sa fille, Patricia, à l’horizon 2028 – 2029, gère aussi le célèbre domaine Weingut zum Sternen. «C’est bien sûr une chance d’être à la fois pépiniériste et vigneron. Le matériel végétal sert aux deux activités et nous mettons à profit les connaissances des deux métiers.» Même constatation du côté de Christian Dutruy. Mais il semble, lui, tourner les exigences sanitaires suisses à son avantage. Cette garantie de qualité séduit les domaines viticoles étrangers qui en ont les moyens. Comme chez Multiplants, 15% de la production s’exporte. Le Vaudois entretient par exemple des relations étroites avec plusieurs grands noms en Bourgogne.

La relation client tient une place toute particulière dans le quotidien du pépiniériste. Pour bien faire son travail, il doit idéalement être intégré dans la vision globale du domaine viticole. Dès les tout premiers échanges, il cherche à connaître le but final, à savoir où ira le raisin, s’il sera commercialisé en vrac ou en bouteilles. Dans l’idéal, tous les décisionnaires participent à ces échanges, y compris les œnologues. Plus tard, le pépiniériste se déplacera en cave pour déguster le moût. Il s’associe parfois aussi aux grandes victoires. Matthieu Vergère se souvient avec émotion du coup de téléphone de Marie- Thérèse Chappaz lorsque sa Petite Arvine douce Grain par Grain a obtenu 100 points au guide Parker.

En Valais, il reste deux pépinières: Multiplants et Eric Germanier, à Conthey. «On s’entend très bien et on a un objectif commun, explique Matthieu Vergère. Nous profitons d’une ressource inestimable et unique: la marque protégée Sélection Valais. Nos prédécesseurs ont travaillé sur une génération pour la sauvegarde du patrimoine viticole en recensant chaque cépage autochtone valaisan. Ils ont constitué une bibliothèque vivante qui contient tous les types de Petite Arvine, Humagne Rouge, Cornalin, Pinot Noir, Chasselas, etc. Le but étant de conserver l’hétérogénéité pour les remultiplier. Je pense que les cépages autochtones, pour le canton du Valais, représentent une belle carte à jouer, une vitrine pour se démarquer.» Mais l’entreprise vétrozaine ne limite pas son offre aux variétés autochtones. Elle est aussi la seule en Suisse à cultiver des plants hors sol, une technique particulièrement favorable aux cépages résistants. «On parle de plus en plus de réduire les traitements phytosanitaires à la vigne. Les cépages résistants apportent une solution. Ce sera aux vignerons-encaveurs de choisir cette voie ou non. De mon point de vue, le chemin est encore extrêmement long. Tout simplement parce que le consommateur n’est pas encore prêt. Je vois que de plus en plus de maisons proposent des assemblages contenant des résistants, certainement pour habituer progressivement leur clientèle. Les pépiniéristes ont la lourde tâche de répondre à la pression écologique avec des cépages résistants, alors que le marché n’est pas mûr pour ces produits. On se sent comme dans un étau. Au final, c’est celui qui achète la bouteille qui décide.»

«Il est normal que nous explorions aussi dans la vigne.»

Philippe Borioli, pépiniériste

Pour parler de cépages résistants, une visite dans la pépinière de Philippe Borioli, à Bevaix (NE), s’impose. En importance, il rejoint les Frères Dutruy avec 800 000 greffes par année. Il a formé, en tant qu’apprenti, un certain Valentin Blattner. Aujourd’hui obtenteur de cépages reconnu internationalement, Blattner a enfanté le Cabernet Jura, le Sauvignac, le Souvignier Gris et bien d’autres. «Après son apprentissage, Valentin s’est tout de suite mis à faire des hybridations et nous les développions, explique Philippe Borioli. Il entretient des partenariats dans le monde entier et ces commandes passent par notre pépinière. Les clients les plus lointains se situent en Corée du Nord. C’est original…» L’idée n’est bien sûr pas d’opérer un «grand remplacement » dans le vignoble. «Il faut quand même penser que toute la notoriété du vignoble s’est construite autour de cépages vinifera connus, aux qualités organoleptiques indéniables. Comme avec tous les autres végétaux – riz, maïs, soja, pomme de terre, etc. – il est normal que nous explorions aussi dans la vigne. Ça devient un passage obligé si nous souhaitons une viticulture plus crédible. Ce qui ne veut pas dire que nous allons changer les cépages ni le goût du vin. Nous sommes allés assez loin dans la recherche. Grâce à nos sélections, nous sommes proches d’une plante très dominante au niveau de la génétique de résistance. L’idée serait de la recroiser avec des vinifera qu’on connaît pour les rendre solides.» La plus belle preuve du respect que Philippe Borioli porte aux cépages ancestraux réside surement dans les mythiques Pinot Noir de Jacques Tatasciore, des Landions et du Domaine de Chambleau, tous clients de la pépinière de Bevaix.

Après cette immersion dans l’univers complexe mais passionnant des pépinières, on ressort encore plus amoureux du vin, délicate addition de savoir-faire et de passion, comme autant de maillons d’une chaîne noblement épicurienne.

Sélection clonale, sélection massale

Quand un vigneron souhaite planter des vignes, il a le choix entre deux techniques: la sélection «clonale» ou la sélection «massale».

La sélection clonale

Sur la base d’une seule plante, on peut potentiellement en créer beaucoup d’autres. C’est le principe de la sélection clonale. Plus rapide et moins chère, elle est largement plus répandue (environ 95% de la production). Tous les nouveaux cépages des agroscopes sont issus de sélections clonales. Outre l’efficacité et le coût, elle a l’avantage de permettre un plus grand contrôle sanitaire des plants.

La sélection massale

La sélection massale s’approche des pratiques de nos ancêtres. Elle implique une prospection dans une vigne d’un certain âge, afin de sélectionner plusieurs plants pour leur santé, leur vigueur et leur hétérogénéité (au sein d’une même parcelle, les ceps peuvent présenter des différences en fonction de la topographie, de l’exposition, de l’irrigation, etc.). Dans la Vallée du Rhône, le pépiniériste Lilian Bérillon est devenu célèbre pour ses prises de position radicales en faveur de la sélection massale. Pour en savoir plus, visionnez gratuitement sur YouTube le documentaire de Lilian Bérillon «Un point c’est tout».

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