Olfaction: Nez bien nés, entraînés et malmenés
Le monde de l’olfaction et des arômes
Texte: Alexandre Truffer, Photos: gettyimages/IL21, m.a.d.
Anosmie, dysgueusie, cacosmies, fantosmies: les séquelles de la COVID résonnent de manière particulière pour l’amateur de vin. Si perdre l’odorat, ou le goût, semble le cauchemar absolu du dégustateur, la perception d’odeurs inexistantes, de surcroît pestilentielles, peut déprimer le plus enthousiaste des œnophiles. Partant des nez malmenés, notre dossier s’est plongé dans le monde encore mal connu de l’olfaction et des arômes en compagnie de l’œnoparfumeur Richard Pfister.
Diplômé de Changins en 2004, Richard Pfister a créé, avec le parfumeur genevois Daniel André et l’école de Changins, une nouvelle classification des odeurs du vin. En 2013, ce spécialiste de l’olfaction publie aux Editions Delachaux et Niestlé un livre intitulé «Les parfums du vin». Devenu une référence, cet ouvrage – qui devrait trôner dans le carnotzet de tout œnophile – a été présenté dans l’édition d’août 2013 de ce magazine.
Richard Pfister expliquait alors qu’il «n’existe pas deux personnes au monde qui sentent de la même manière. Chez l’être humain, près de 350 gènes influent activement le sens de l’odorat. Ce qui implique une forte variabilité génétique renforcée par le fait qu’au quinzième jour de la vie utérine, les récepteurs de l’odorat se répartissent de manière aléatoire dans le nez du fœtus et que près de la moitié des gènes codant pour l’olfaction sont sujets aux mutations. C’est pourquoi même les vrais jumeaux ne sentent pas de manière similaire.» Il précisait toutefois que l’inné ne fait pas le nez. «La plus grande partie vient de l’acquis. Cet apprentissage commence déjà avant la naissance, puisque le fœtus perçoit les odeurs par le filtre maternel depuis l’âge de deux semaines. L’environnement, aseptisé ou au contraire odorant, de celle-ci influence l’odorat du futur enfant.» Dans sa roue des odeurs du vin, les 152 fragrances classées en familles d’objets sentants – «nous avons classé les objets sentants: le narcisse va avec le muguet, car ce sont deux fleurs de jardin. De cette manière, on crée des catégories et des familles indépendantes de celui qui sent et qui sont utilisables par n’importe qui. À l’inverse, en travaillant par ressemblance, le narcisse (qui mêle des impressions animales et florales) est difficile à classifier» – étaient associées à des molécules spécifiques. «À l’exception des défauts – où une molécule, le trichloroanisole par exemple, est associé à une odeur, ici le goût de bouchon -, les odeurs naturelles se composent toujours d’un assemblage de plusieurs molécules odorantes.
Ainsi le gingembre est composé de cinq molécules principales: le zingerone, le citral, le linalol, le géraniol et l’alpha pinène. Mais on retrouve aussi le géraniol dans la citronnelle par exemple. Ce qui explique qu’un dégustateur mis en présence de cette odeur parlera de gingembre alors que l’autre soutiendra que c’est de la citronnelle. De même, en face de dyméthile pyrazine, un dégustateur associera cette molécule à la noix, un autre au cacao et un autre au café.» Aujourd’hui, celui qui est devenu un consultant et un formateur recherché en Suisse comme en Europe, nous parle de sa traque du goût de souris, un défaut disparu que la tendance du «sans sulfites» a remis en selle, et des pistes employées pour influer sur l’aromatique des vins.
Créer le nez parfait
Entretien avec Richard Pfister spécialiste de l’olfaction
Influer sur le nez d’un vin en adaptant le travail viticole: tel est l’objectif que poursuivent certains vignerons en requérant l’expertise de notre œnoparfumeur qui se penche aussi sur les problèmes liés aux nouvelles tendances en cave.
En sept ans, la recherche sur l’olfaction a-telle connu des bouleversements sensibles?
La pandémie a soulevé certaines questions, car on ne connaissait pas de maladie qui impactait autant l’olfaction. Le mécanisme qui fait que la COVID perturbe autant l’odorat des malades est encore incompris. On ne se sait pas si le problème est au niveau du cerveau, du bulbe olfactif ou de la transmission de l’information entre les deux. Il semblerait toutefois que la dernière piste soit à privilégier et que la maladie détruise des liaisons qui transmettent l’information du nez au cerveau. Celles-ci se reconstruiraient, mais de manière aléatoire, ce qui expliquerait les cacosmies plus ou moins durables (perception d’odeurs fétides sans lien avec l’objet senti) et les fantosmies (perception d’odeurs inexistantes). Par contre, en ce qui concerne les connaissances de base sur l’olfaction, il n’y a pas eu de découvertes notables qui remettraient en question les connaissances
sur le sujet.
Vous travaillez aussi comme consultant pour des domaines viticoles. Que vous demandent les producteurs?
Mon travail porte surtout sur la manière d’améliorer l’aromatique des vins. J’essaie d’aider les vignerons et les œnologues dans leurs démarches, au niveau viticole comme au niveau œnologique, pour influencer les molécules présentes dans le vin afin d’augmenter la complexité du vin, pour éliminer certaines odeurs considérées comme des défauts ou pour favoriser certaines facettes aromatiques naturelles. À l’heure actuelle, les principales thématiques auxquelles je suis confronté au quotidien sont la gestion du bois, le stress hydro-azoté, le goût de souris et les conséquences du réchauffement climatique, comme la modification du pH (le potentiel hydrogène, noté pH, mesure l’acidité ou la basicité d’une solution sur une échelle de 0 à 14. Un pH de 7 est considéré comme neutre, s’il est inférieur, on parle de solution acide, s’il est supérieur de solution basique. ndlr).
Peut-on influer sur le nez d’un vin en modifiant sa façon de travailler la vigne?
Oui, la gestion du feuillage et des dates de récolte aura par exemple une influence sur certaines molécules et sur le pH du moût. Ces modifications de pH vont favoriser certains micro-organismes et en pénaliser d’autres. Par exemple, le goût de souris est dû à l’action de levures de type «brettanomyces» et de certains lactobacilles. Celles-ci sont particulièrement actives et produisent les molécules responsables du goût de souris lorsque le milieu dans lequel elles évoluent dépasse une certain niveau de pH.
Le goût de souris est un vieux défaut qui semblait avoir disparu. À quoi ressemblet-il et pourquoi revient-il?
Cela fait six ans que le ministère de l’agriculture de Moldavie m’a engagé pour retrouver la typicité des cépages autochtones, notamment Feteasca Negra, Feteasca Regala et Feteasca Alba. Régulièrement, je percevais de l’ATHP, une des molécules responsables du goût de souris. Pour moi, c’était un défaut qui limitait fortement la typicité du vin, pour eux, c’était un marqueur de typicité. Cela m’a rappelé les brettanomyces, responsables notamment des odeurs de sueur de cheval, dans certains vins de Bordeaux qui étaient considérés comme des «marqueurs de terroir» avant qu’on ne comprenne qu’ils n’étaient qu’un défaut produit par une levure indésirable. À force de m’y intéresser, j’ai commencé à les repérer dans les Chasselas. Il me semble qu’à l’heure actuelle, près de 10% des Chasselas, ce qui est considérable, sont affectés par ce défaut. Celui-ci, qui revient sur le devant de la scène, est surtout dû à la diminution des doses de soufre utilisées en vinification.
À quoi ressemble ce goût de souris?
C’est une odeur compliquée. On a identifié trois molécules – l’acétyl-tétrahydropyridine (ATHP), l’éthyl-tétrahydropyridine et l’acétyl-pyrroline – qui composent ce défaut. Ce sont des molécules qu’il est difficile de reproduire, et donc d’étudier. Elles sont aussi difficiles à cerner d’un point de vue sensoriel. Un pourcentage élevé de la population ne les sent tout simplement pas, ou n’en sent pas une des trois. De plus, une grande majorité des gens ne les sentent pas en olfaction directe, mais les perçoivent en rétro-olfaction. Enfin, le pH de la bouche et de la salive, qui varie d’un individu à l’autre, va encore renforcer ou atténuer la perception d’une odeur que certains vont comparer à celle du pop-corn, tandis qu’elle rappellera à d’autres une cage de rongeurs non nettoyée. Comme c’est une odeur mal connue et perçue de manière très différente, c’est un défaut difficile à détecter et qui ne fait pas consensus.
Vous mentionniez aussi des stress hydro-azotés. Comment se traduisent-ils olfactivement?
La principale molécule liée aux stress hydro-azotés est l’amino-acétophénone (AAP). C’est une molécule très compliquée, car elle se trouve sous forme non odorante, ce que l’on appelle un précurseur, dans le raisin. Ce précurseur est sensible à l’oxydation. Après pressurage du raisin et fermentation, l’oxygène va commencer à oxyder le précurseur et produire de l’AAP. On la perçoit moins dans les vins rouges que dans les blancs, car les tanins jouent un rôle protecteur. L’odeur elle-même est compliquée, car elle a un côté floral, elle sent l’aubépine et le tilleul, mélangée à une note de foin et d’herbe coupée ainsi qu’une pointe de cire d’abeille. Ces notes, pas désagréables dans leur jeunesse, se transforment rapidement en une alliance d’encaustique et de fleur fanée. Très vite, elle va prendre le dessus sur les autres odeurs. Ce qui implique qu’elle va diminuer l’intensité des vins aromatiques sans qu’elle-même soit perceptible, ou qu’elle va dominer les vins peu aromatiques comme le Chasselas. De plus, sa présence indique que la vigne n’a pas eu assez d’azote, ce qui peut créer un stress chez les levures. Celles-ci produiront alors des arômes de réduction. En bouche, ces stress hydro-azotés, causés en général par la concurrence de l’herbe, amènent amertume et astringence. Enfin, ils favorisent un vieillissement prématuré du vin.
Certains vignerons ne vous consultent pas pour des défauts, mais pour affiner les arômes de leurs crus. Jusqu’où peut-on influer sur les arômes d’un vin?
On se rend compte qu’il y a de plus en plus de possibilités de favoriser certains arômes. Prenons l’exemple des odeurs végétales, comme l’arôme de poivron que l’on associe au Cabernet Sauvignon. On a longtemps cherché à l’éviter, car il était un symbole de sous-maturité du raisin, alors que maintenant, certains cherchent à l’intégrer à nouveau dans la palette aromatique de leur vin afin de donner plus de fraîcheur au bouquet et à la bouche. En travaillant sur l’effeuillage et l’exposition des grappes au soleil, on peut favoriser sa concentration dans le raisin, et dans le vin. De même, le choix de la date de récolte va favoriser les thiols, qui donnent des arômes typiques de Sauvignon Blanc, ou au contraire les terpènes, qui apportent plutôt des arômes fruités et floraux. On sait de mieux en mieux comment améliorer le profil aromatique d’un vin par le travail de la vigne.
Si les choix faits à la vigne permettent de modifier le goût du vin, qu’en est-il de cette idée qui voudrait que le vin ait le goût du terroir dans lequel le cep a poussé?
On sait depuis pas mal de temps, même si très peu de gens – y compris chez les professionnels – l’ont intégré, qu’il n’y a pas de lien direct entre le sol et les arômes que l’on peut retrouver dans un vin. Les racines sont incapables de capter autres choses que des ions, qui sont des parties de molécules. On ne peut donc pas faire passer une odeur du sol dans la plante. Par contre, les propriétés du sol, sa capacité de rétention d’eau par exemple, vont avoir une influence sur la concentration des molécules dans le raisin. Il y a donc une influence du sol sur les arômes du vin, mais seulement de manière indirecte.
Cépages et arômes
Peut-on reconnaître un cépage grâce aux arômes perçus? C’est le défi que relèvent tous ceux qui cherchent à retrouver le pedigree d’un vin dont on ne connaît pas l’étiquette. Voici un petit vade-mecum, tiré de la brochure de Swiss Wine Promotion intitulée «Vignobles et Vins» pour nos lecteurs qui aiment se confronter à cet exercice d’humilité qu’est la dégustation à l’aveugle.
Les arômes: l’essence du vin?
Jusqu’à la moitié du 20e siècle, les descriptions de vins ne mentionnent quasiment jamais d’arômes. Les divers contenants utilisés pour la dégustation ont une forme qui neutralisent les arômes des liquides qu’ils contiennent.
Le saviez-vous?
L’épithélium olfactif, qui regroupe les neurones olfactifs, ne fait que 2 centimètres carrés.
Dans les années 1960, le négociant du Beaujolais Jules Chauvet démontre que la forme du récipient influe sur les arômes du vin. Cette démonstration mènera à la création du verre INAO, qui révèle les qualités sans amplifier les défauts, encore largement utilisé aujourd’hui.
Vins blancs